La presse doit répondre aux motivations plurielles de ses lecteurs

En 1943, Abraham Maslow publiait sa fameuse “pyramide des besoins« . Son ambition : décrire les motivations profondes des individus. Au delà des nombreuses critiques que l’on peut adresser au modèle, cette grille d’analyse – si adaptée – reste pertinente pour comprendre l’usage des médias, notamment.

UNE HIERARCHIE DYNAMIQUE DES BESOINS

Selon cette étude fameuse enseignée dans les meilleures écoles de marketing et de management, nos comportements sont dictés par des motivations à cinq niveaux. On peut les résumer en trois groupes :

Besoins primaires (physiologiques et sécurité) : survivre = se vêtir, se loger, manger,

Besoins secondaires (appartenance et estime de soi) : socialisation = discuter, flirter, se mettre en avant pour se sentir valorisé

Besoins tertiaires (accomplissement) = aspirations à s’élever intellectuellement, à devenir la “meilleure” personne que l’on puisse devenir

Une classification qui rappelle fortement celle d’Epicure, qui distinguait lui aussi trois catégories de besoins : besoins naturels (boire, manger, dormir), désirs de bien-être (maison, hygiène, affection) et aspirations au bonheur (philosophie, sagesse, amitié).

Pour Maslow, les êtres humains passent tous par une échelle de besoins progressive, des plus primaires aux plus immatériels. Selon lui, nous devons obligatoirement passer par l’étape précédente pour accéder à la suivante.

On ne s’intéresse pas vraiment aux autres le ventre vide par exemple. Le besoin physiologique (manger, se vêtir, se loger) doit être comblé pour permettre aux besoins de socialisation d’émerger.

Cette caractéristique dynamique est le principal défaut de ce modèle car l’on se rend bien compte que nous avons des besoins pluriels simultanés qui relèvent de plusieurs niveaux.

A l’exception des besoins physiologiques liés à la survie qui sont effectivement une étape préalable à toute autre forme de désir, les autres se chevauchent. Ainsi nous ressentons le désir de nous socialiser à la fois par besoin d’appartenance, par besoin d’estime personnelle mais aussi par aspiration à nous accomplir.

LE “MOTIVATION-MIX”

En marketing traditionnel, on parle de “mix-produit”, pourcentage du budget d’une marque allouée aux 4P : prix , place, produit, promotion. Où l’effort financier de la marque sera-t-il concentré ? Sur un faible prix, une distribution importante, une innovation forte, une publicité massive ?

Je me propose de reprendre ce modèle pour comprendre ce qui motive les comportements des individus. Il suffit alors de mélanger les trois principaux niveaux de besoins pour obtenir le “motivation-mix” fondé sur le ratio PST (primaire, secondaire, tertiaire). Et vive le marketing acronymique  ! 🙂

Ce qui change, c’est donc la proportion de chaque motivation dans nos comportements. Ainsi en schématisant, pour un individu lambda, la lecture d’essais philosophiques sera motivée à 50% par le besoin d’estime de soi (S), à 30% par le besoin de sécuriser sa position sociale auprès de ses employeurs (P) et 20% par aspiration à l’accomplissement (T). Cette personne utilisera la culture, la connaissance à des finalités plus prosaïques que supérieures.

Une autre personne, ayant au contraire un PST de 5-20-75 sur cette même pratique a beaucoup le profil du philosophe véritable : volonté profonde de comprendre, un poil de besoin de socialisation et peu d’intérêt pour les choses matérielles. Spinoza plus que Voltaire…

QUELLE LECTURE POUR LES MEDIAS ?

Maslow ou Epicure sont très utiles pour comprendre les motivations essentielles au fondement de la consommation des médias, comme de tout autre produit. Ils permettent d’adapter le produit ou la communication pour mieux y répondre.

Il permettent aussi de comprendre le positionnement PST principal des marques et produits pour la majorité des utilisateurs :

Besoins primaires : petites annonces d’emploi, de logement, de rencontre (en vue de sexe)

Besoins secondaires : réseaux sociaux, forums, sites d’information, sites de rencontre (en vue de socialisation)

Besoins tertiaires : les mêmes que précédemment mais utilisés à d’autres fins

Ainsi Twitter sert à la fois les besoins primaires : se faire connaître et réseauter pour trouver une position économique plus favorable. Ce sont les ressources économiques qui sont recherchées ici, in fine.

Mais Twitter répond aussi aux besoins secondaires : se socialiser pour se sentir inclus et valorisé. La course aux followers témoigne de la force de cette tendance.

Enfin, l’oiseau bleu nourrit aussi les besoins tertiaires en favorisant l’enrichissement intellectuel cognitif, affectif au contact des autres.

Chacun puisera en chaque outil, média ou support ce qui correspond à son motivation-mix particulier, résultat de son histoire personnelle et de son caractère profond.

twitter words
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TWITTER EST PLUS PRIMAIRE QUE FACEBOOK

Cependant, comme en musique ou en graphisme, il y a toujours une tonalité dominante.

Ainsi pour Twitter, la tonalité dominante des utilisateurs français les plus assidus semble être le besoin primaire : récolter des ressources économiques (même si indirectement). En témoigne le profil professionnel des principaux utilisateurs (chez les émetteurs de messages comme chez les “lurkers”). Mais le besoin secondaire n’est pas très loin, en particulier cette quête d’estime de l’autre.

Une motivation apparemment différente aux Etats-Unis où l’usage récréatif de Twitter a été tiré par le “people” (besoin indirect de socialisation) et une culture peut-être plus propice au “small-chat”.

Pour Facebook, la tonalité dominante est plutôt secondaire, axée sur le besoin de reconnaissance et d’estime de soi. Je mets de côté l’usage communicationnel des marques à travers les fanpages.

DIVERSIFIER LES SOURCES DE MOTIVATION

Les magazines en répondant simultanément à plusieurs motivations renforcent la probabilité d’achat et augmentent l’étendue de leur cible.

C’est ce que fait traditionnellement la presse qui propose de longue date de l’actualité (besoins secondaires de socialisation), des jeux (besoins primaires de plaisir), des services pratiques (besoins primaires “de survie”), des tribunes culturelles (besoins tertiaires de sens)…

Aujourd’hui elle se trouve en difficulté du fait que des motivations auxquelles elle répondait de façon monopolistique lui sont disputés par d’autres (sites de petites annonces, de jeux etc.).

La presse ne pourra donc retrouver ses acheteurs qu’en renforçant la motivation, soit par diversification : agréger d’autres services répondant aux besoins primaires de jeu (ex : quiz d’actualité), ou secondaires (socialisation via sa communauté comme Rue89 ou Médiapart).

Soit par concentration, en s’attachant à répondre aux besoins d’ordre tertiaire (le sens). Sachant que cette dernière option est compliquée car elle implique une diminution de la taille de sa cible. Non que la masse se désintéresse du sens, mais celui-ci ne fleurit que sur le terreau de l’instruction et de l’éducation. Or vu l’accroissement des inégalités culturelles, la société se dirige plus vers le loisir et l’émotion que vers le sens. Cela reste toutefois un créneau élitiste mais sans doute rentable, pour les sites d’info les plus pertinents et exigeants.

A ne se concentrer que sur une dimension ou à compter massivement sur la motivation tertiaire auprès du grand public, la presse se trompe. En d’autres termes, ce n’est pas une meilleure qualité d’information qui justifiera à elle-seule l’acte d’achat de la majorité. C’est une condition nécessaire, mais pas suffisante. A l’image des êtres humains, la presse doit proposer des services complexes et proposer un « motivation-mix » diversifié.

Cyrille Frank

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Crédit photo en CC  ©respres via Flickr.com

23 commentaires sur « La presse doit répondre aux motivations plurielles de ses lecteurs »

  1. J’ai, un degré qui saute ds la pyramide : celui d’appartenance. C’est normal? Suis sérieuse, je n’ai pas BESOIN d’appartenance. Ou plus exactement à chaque fois qu’on veut m’en donner une, je déprime complètement, même si ça part d’un tb sentiment. la séduction qu’exerce twitter par ex est plutôt due à sa multiplicité d’égos très distincts, multiplicité qui me rassure (cinglé(e)s, raisos, droite, gauche, anar, croyants, athées, célibs, marié(e)s…)

    ps : pour le Mediator, on le met ds quel degré de besoin ds la pyramide???? je plaisante à moitié, quelle personne sensée avalerait un coupe-faim en pensant qu’elle ne risque rien pour sa santé ??? (sport et régime et pi c’est tout)

    1. Bonjour Valérie,

      Tous mes meilleurs voeux 2011 en préambule. Et oui je crois encore aux rituels de socialisation 🙂

      Je crois que si tu avais sauté cette étape de l’appartenance tu serais une sociopathe… Ce qui me semble très éloigné de ce que je connais de toi

      Le besoin d’appartenance est plus ou moins développé selon les individus, et le tien est sans doute moins fort que la moyenne. Mais tu éprouves toujours le besoin d’être reconnue comme personne humaine par tes semblables, tu apprécies de ne pas être dévisagée ou discriminée, rejetée pour telle ou telle raison. C’est cela aussi le besoin d’appartenance : se faire accepter par le groupe.

      Le Mediator (utilisé comme coupe-faim) est clairement un besoin de second niveau : besoin de plaire, désir de correspondre à une norme sociale pour renforcer l’estime de soi.

      Nos sociétés contemporaines occidentales nagent en plein dans les besoins secondaires. Cf mon papier sur la culture de l’ego et la quête d’attention

      Bises 🙂

  2. J’ai, un degré qui saute ds la pyramide : celui d’appartenance. C’est normal? Suis sérieuse, je n’ai pas BESOIN d’appartenance. Ou plus exactement à chaque fois qu’on veut m’en donner une, je déprime complètement, même si ça part d’un tb sentiment. la séduction qu’exerce twitter par ex est plutôt due à sa multiplicité d’égos très distincts, multiplicité qui me rassure (cinglé(e)s, raisos, droite, gauche, anar, croyants, athées, célibs, marié(e)s…)

    ps : pour le Mediator, on le met ds quel degré de besoin ds la pyramide???? je plaisante à moitié, quelle personne sensée avalerait un coupe-faim en pensant qu’elle ne risque rien pour sa santé ??? (sport et régime et pi c’est tout)

  3. MMMhhh… crois-tu vraiment que la non appartenance amène tout de suite au niveau sociopathe ? Si je dis que je me sens franche tireuse et individualiste farouche, est-ce que cela fait de moi une asociale ?

    1. Hehe, l’appartenance te hérisse à ce point ?

      Tu prends ce terme de façon trop globale. Je ne doute pas un instant de ton besoin farouche de liberté et ton indépendance d’esprit très fort. Mais tout est question de degré. N’avoir aucun sentiment d’appartenance au groupe, c’est être au sens littéral un sociopathe, c’est une définition psychologique du terme : ne respecter aucune norme (pas même le respect de la vie humaine), n’avoir aucun besoin de socialisation, être dépourvu d’affects et de sentiments.

      Je sais bien que tu ne corresponds pas à cette description, donc je doute pas que tu aies – et fort heureusement- un minimum de sentiment/besoin d’appartenance. C’est précisément l’objet de mon papier : montrer que le ratio des besoins varie d’un individu à l’autre mais que nous sommes par essence pluriels et donc nous avons des besoins simultanés différents et complexes.

      Parfois même simultanés et contradictoires, ce qui produit frustrations et névroses, mais c’est un autre débat… 🙂

  4. MMMhhh… crois-tu vraiment que la non appartenance amène tout de suite au niveau sociopathe ? Si je dis que je me sens franche tireuse et individualiste farouche, est-ce que cela fait de moi une asociale ?

  5. Hello,

    Casse-pied est dans la place 🙂

    Disons que pour me mêler de ce qui ne me regarde pas, le problème de la sémiologie et des taxinomies à outrance pose un sérieux problème dans le champs des savoirs.

    Par exemple, je pourrais citer l’inflation du DSM (manuel de diagnostique en psychiatrie) qui gonfle et gonfle au point de rendre caduque les nosographies qu’il sous-tend.

    Ou la recrudescence, c’est une pandémie des dys-quelque-chose : dyspraxie, dysphasie, etc… ça en devient incompréhensible…

    Même la musique subit ce phénomène emo_core, math_rock, glam_rock, etc. même que j’ai arrêté de lire la presse musicale à cause de ça. C’est comme s’il fallait absolument entrer dans des cases hyper-spécifiques pour avoir le droit d’appartenir à quelque chose…

    Ceci est pour moi le signe de la faille (pour ne pas dire la béance) identitaire qui frappe nos sociétés occidentales

  6. Hello,

    Casse-pied est dans la place 🙂

    Disons que pour me mêler de ce qui ne me regarde pas, le problème de la sémiologie et des taxinomies à outrance pose un sérieux problème dans le champs des savoirs.

    Par exemple, je pourrais citer l’inflation du DSM (manuel de diagnostique en psychiatrie) qui gonfle et gonfle au point de rendre caduque les nosographies qu’il sous-tend.

    Ou la recrudescence, c’est une pandémie des dys-quelque-chose : dyspraxie, dysphasie, etc… ça en devient incompréhensible…

    Même la musique subit ce phénomène emo_core, math_rock, glam_rock, etc. même que j’ai arrêté de lire la presse musicale à cause de ça. C’est comme s’il fallait absolument entrer dans des cases hyper-spécifiques pour avoir le droit d’appartenir à quelque chose…

    Ceci est pour moi le signe de la faille (pour ne pas dire la béance) identitaire qui frappe nos sociétés occidentales

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