Google a-t-il tué le cyberflâneur ?

Evgeny Morozov constate avec justesse la mort du cyberflâneur. Fini les déambulations gratuites et aléatoires sur la toile. Tout comme le flâneur pédestre du XIXe s qui a disparu de nos villes. Le temps est à l’efficacité, à la performance, à l’action.

L’article de l’excellent InternetActu déplore donc la fin du cyberflâneur, tout comme celle du BB, le bourgeois badaud, qui était le summum du raffinement urbain au XIX s. Bon, on pourra d’abord minorer un peu cette perte qui ne concernait alors qu’une toute petite élite.

A l’époque, les riches vivaient entre eux dans des pensions, se déplaçaient en fiacres et faisaient de long voyages chez les sauvages pour vérifier la supériorité incontestable de la civilisation occidentale. Pas sûr que ce mode de vie soit nécessairement digne d’admiration ni de nostalgie.

Mais le parallèle a surtout le mérite de mettre le doigt sur la disparition progressive de l’internaute promeneur et de révéler selon moi, des aspects profonds de notre époque.

LE MOT CLÉ A TUÉ LE FLÂNEUR

A bien y réfléchir, c’est la recherche par mot-clé qui a tout changé. L’efficacité de l’outil a une conséquence directe : on trouve ce qu’on est venu chercher, mais pas plus.

Terminé les ballades interminables dans les encyclopédies qui repoussaient de plusieurs heures la réalisation de nos exposés. Au revoir les annuaires de classement des sites Yahoo, qui par leur inégale efficacité, nous forçaient à fureter, explorer, voyager…

L’analogie avec le voyage ne s’arrête pas là. Pour les grands voyageurs, il faut savoir se perdre pour faire de vrais découvertes. Mais justement, aujourd’hui il ne faut surtout pas se perdre.

Notre besoin de contrôle, notre désir de sécurité, notre volonté de ne pas « perdre de temps » font que l’on planifie de plus en plus. C’est vrai que nous organisons nous-mêmes les choses, ce qui est déjà un progrès par rapport aux voyages organisés des années 70, 80. Il n’empêche, l’efficacité annule la surprise.

L’intérêt de voyager, c’est d’oublier son mode de vie, ses habitudes alimentaires et sortir un peu de soi : penser autrement, ne serait-ce que le temps du périple. L’efficacité que nous procure les nouveaux outils nous éloigne de la découverte. Les nouvelles routes, moyens de transport publics, les guides de voyages et réservations en ligne facilitent le tourisme et tendent à limiter les mauvaise surprises. Même si les tricheurs tendent à nous compliquer un peu la vie.

L’EFFICACITÉ CONTRE LA DÉCOUVERTE

La recherche scientifique pâtit elle-même de cette tendance liée une fois encore à l’accélération de la compétition mondiale.

La recherche fondamentale a cédé du terrain devant la recherche appliquée. Découvrir des choses ok. A condition qu’on puisse les vendre ! Les laboratoires sont priés d’arrêter d’étudier des choses inutiles pour se concentrer sur les chantiers les plus rentables.

Sauf que la découverte disruptive ne se décrète pas. Pire, elle procède très souvent d’une accumulation de travaux inutiles qui vont permettre de baliser la voie, et aboutir un jour à une création appliquée.

Les travaux de Niels Bohr sur l’atome et les photons ne servaient à rien en 1913. Pourtant, c’est ce qui a abouti à l’électronique qui régit notre vie quotidienne. Sans parler de la physique quantique dont les applications sont multiples : laser, supraconductivité, microscopes à effet tunnel…

Les langues mortes- latin et grecs- sont abandonnées au profit de l’anglais et du chinois, langues du business. Il faut être efficace, productif, utile et vite.

Dans le domaine de la création, c’est pareil : le hasard y est pour beaucoup comme le savaient bien les Surréalistes ou le mouvement Dada. L’écriture automatique, l’exploration des rêves, de l’irrationnel et de l’inconscient, les techniques de grattage, de superposition de matière avec rendu aléatoire… Tout cela provient d’une activité inutile, gratuite qui s’oppose à notre monde de productivité. Les Picasso, Dali, Matisse comptent parmi les plus grands esprits inventifs du siècle dernier. Pourtant leur démarche s’opposait en bien des points à notre culture de l’efficacité.

UN ACTIVISME FORCENÉ

Notre vie ressemble de plus en plus à celle d’une ruche, affairés que nous sommes, sans jamais discontinuer à nos activités diverses. Certes une part de notre vie est désormais consacrée aux loisirs, mais, il n’empêche : nous sommes toujours en train de faire quelque chose.

Lire, regarder la télé, Facebook, balade en forêt, écoute de la musique… D’ailleurs le rien-faire est suspect comme le montre l’excellent “Kennedy et moi” de Sam Karmann.

Dans le domaine politique, l’activisme Sarkozien a remplacé la réflexion Mendésienne. Il faut agir sur le monde, le transformer et vite. Penser, regarder, temporiser, analyser, mesurer.

Tout cela est dévalué. Le sage n’est plus depuis longtemps, une figure admirée. On lui préfère de beaucoup la vedette de télévision ou de cinéma qui crée des films, le sportif qui produit de l’émotion, le patron d’entreprise qui fabrique des choses concrètes.

Pourtant il n’en a pas toujours été ainsi. Les Grecs anciens valorisaient la méditation et la réflexion intérieure. Les moines et chrétiens du moyen-âge prônaient l’ascèse, comme discipline de vie et voie d’accès à Dieu.

Les romantiques au XIXe s ne juraient que par l’introspection. Ailleurs, chez les Bouddhistes, cette philosophie est plus communément admise. Chez les hindouistes, elle est même une certaine forme de résignation : face au poids de nos vies passées, il ne sert à rien de combattre (c’est le système immobiliste des castes).

LA MORT DE DIEU, LA MORT DE L’HOMME

La mort de Dieu ou la mort de l'Homme ?
La mort de Dieu ou la mort de l’Homme ?

La déliquescence du sentiment religieux, a rendu caduque notre besoin d’accomplissement. A quoi sert de devenir le meilleur des hommes, puisque tout le travail sera perdu à notre mort ? A quoi servent tous ces efforts, si on n’en tire aucune récompense ?

Alors, puisque tout sera perdu, il faut vivre au maximum, d’où cette frénésie d’expérience de vie, ce besoin de faire toujours quelque chose. « Qu’ils ont de la chance ceux qui n’ont pas besoin de beaucoup de sommeil » entends-je dire souvent.

Mais il y a peut-être un autre motif plus inconscient à notre activisme constant. Le besoin de masquer notre peur de la mort. Surtout ne pas trop réfléchir à ce qui nous attend, ne pas anticiper le bout du grand toboggan vers l’inconnu, et probablement le néant. « Je me hâte d’agir, de peur de devoir y penser » pourrait-on dire pour plagier Beaumarchais (je me hâte de rire de tout, de peur de devoir en pleurer).

Quoi qu’il en soit, notre société de l’efficace nous éloigne bien souvent de la découverte. Des autres, de soi, du monde. A trop agir, on oublie de réfléchir. Par ailleurs, à vouloir tout régir, on tourne en rond et on bride le moteur… de recherches bien sûr.

Cyrille Frank

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Merci à Patrick Ferron et Laurent Breillat pour leur contribution à ma réflexion via la page Facebook du blog

Crédit photo via Flick’r ©DerekGavey, CG94 et Stuck in Custom

13 commentaires sur « Google a-t-il tué le cyberflâneur ? »

  1. Concernant le besoin d’accomplissement, je pencherais plutôt du côté de certains psychanalystes, Jacques Alain Miller en tête, qui constatent que le Surmoi, instance prépondérante au XiXème siècle, cède la place à un retour du Moi idéal qui dans le stade du développement correspond à une ébauche du Moi version égocentrique. Aussi le besoin d’accomplissement n’est nullement caduque, il est sur-stimulé. ces psychanalystes parlent d’un « troisième oeil » qui observerait le sujet en permanence l’obligeant à s’auto-évaluer sans cesse. Autrement dit, je pense que le besoin est toujours là, mais c’est l’accomplissement qui est rendu impossible, car il ne s’agit plus de soulager une tension interne mais de satisfaire à un objectif externe.

    Pour revenir sur des terrains plus philosophiques, on pourrait parler de confusion entre l’Avoir et l’Être : avoir la meilleure info, le plus d’amis, de followers, de retweets, etc. Et à mon avis, si ce système crée des Connaissances, il ne crée pas de Savoir qui comme je le conçois peut être rapproché de la notion de Culture chez Hannah Arendt : « ce qu’il reste lorsqu’on a tout oublié. »

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