Nouveaux modèles de la presse : innovons, mais sachons aussi rester de « vieux cons » !

Lundi 10 décembre à Science Po, s’est tenue une conférence très riche sur les nouvelles pratiques du journalisme. On y a beaucoup parlé de modèles économiques et des tendances pour les années à venir. On a pu aussi entrevoir quelques risques derrière les opportunités.

La première tendance totalement incontournable est celle de la forte progression de la consommation média sur mobiles. En France près de 30% des Français possèdent un smartphone selon la dernière étude du Crédoc. Si l’on compte tous les appareils permettant de se connecter en mobilité (téléphone, tablette, clé 3G, carte PCMCIA), c’est 64% de la population (de plus de 12 ans) qui accède désormais à Internet en mobilité.

Julia Beizer du Washington Post, est venue nous confirmer l’importance des mobiles pour le secteur des médias. Car les internautes sur mobiles, les « mobinautes », comme on les appelle, sont très férus d’actualité. 64 % des personnes équipées de tablettes et 62 % des mobinautes les utilisent pour consulter les news.

 4 lecteurs sur 10 disent consulter davantage de news depuis qu’ils sont sur mobiles. 31% des mobinautes américains passent en priorité par le mobile selon l’étude 2012 du Pew Rearch Center, même si, sur l’ensemble des internautes, 60% préfèrent un autre mode d’accès (PC de bureau, portable, tablette…). Et pas que chez les plus âgés : 37 % des jeunes de 18 à 25 ans consultent les actus tous les jours sur mobile, selon cette même étude passée en revue par le Nieman Journalism Lab

Le mobile touche un public nouveau et nombreux car c’est un moyen d’accéder à Internet à moindre coût pour 10% des mobinautes américains, qui n’ont ni ordinateur, ni accès haut débit (beaucoup plus cher que chez nous, merci Free). Et ceci est évidemment d’autant plus vrai pour les pays en développement comme l’Afrique, pour qui le mobile est un moyen de combler le fossé technologique Internet avec l’occident.

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QUELQUES CLICHÉS SUR LA CONSOMMATION D’INFOS SUR MOBILE

Julian Beizer nous renseigne sur la manière dont ces nouveaux lecteurs consomment de l’info en mobilité. Contrairement à ce que l’on croît souvent, ils n’attendent pas que des contenus courts sur leur téléphone. Bien souvent, ils sont en situation de disponibilité et ont du « temps à tuer », que ce soit dans les transports publics, dans les files d’attente… 61% disent lire des histoires longues sur mobile de temps en temps et 11% régulièrement.

Sur tablette, c’est encore mieux (respectivement 73% et 19%), même si pour le coup, on se serait attendus à de meilleurs chiffres, tant on vante l’expérience de lecture époustouflante sur tablette. En réalité sur les tablettes, on lit mieux et plus longtemps, mais pas forcément des articles entiers. On assiste globalement dans la société à une stratégie de butinage, indépendamment des conditions et supports de réception.

Par ailleurs, la tendance semble être plutôt à la consommation des contenus via le web plutôt que sur applis, n’en déplaise à Chris Anderson54% des mobinautes préfèrent consulter des news via le web, contre 22% à partir d’applications. Et le développement du « responsive design » va renforcer cela. Le responsive design, c’est un mode de présentation des sites qui s’adapte aux formats de la fenêtre où ils apparaissent. Les pages des sites ne sont plus coupées, mais réduites et ré-agencées automatiquement.

Chose intéressante, Julia confirme un phénomène que j’ai repéré. La surestimation de la recommandation sociale en matière de contenus. On ne s’intéresse pas tant que cela à ce que nos amis consomment en matière de culture ou d’information, à moins qu’ils ne soient doués d’une expertise particulière. Seulement 6% des personnes suivent les recommandations de leurs amis sur Facebook très souvent et 27%, de temps en temps. En revanche, ces fonctions sociales servent plutôt d’alertes sur ce qui buzze, et sur ce qu’on ne doit pas rater pour rester dans le coup.

La tendance est plutôt de suivre des experts reconnus, journalistes, blogueurs, passionnés, mais légitimes via la marque personnelle qu’ils auront su créer, le plus souvent avec l’aide d’un média traditionnel. C’est le constat qu’a également fait Spotify qui lance les listes de lectures partagées de groupes musicaux eux-mêmes.

Le multi-screen dans tous les foyers ? Crédit ©halasi_zsolt via flickr.com
Le multi-écrans dans tous les foyers ? Crédit ©halasi_zsolt via flickr.com

 EXPLOSION DE LA VIDEO MOBILE ET DU MULTI-ÉCRANS

La video mobile a augmenté de +77% entre 2011 et 2012 aux Etats-Unis et concerne désormais 36 millions de personnes chaque mois outre-Atlantique. Le fondateur de Buzzfeed rappelait récemment que 25% des vidéos vues sur YouTube le sont depuis le mobile.

Pour sa part, 14% des revenus de Facebook proviennent désormais de la publicité sur mobile et 604 millions de son milliard d’inscrits l’utilisent depuis un téléphone ou une tablette, expliquait Alice Antheaume le mois dernier, sur la base de chiffres Reuters. Une source de revenus non négligeable, car les tarifs publicitaires sont juteux pour la video : jusqu’à 60 dollars de CPM (coût pour mille impressions pub) sur des publicités en pré-roll (avant la video) avec habillage sponsorisé, expliquera plus tard Michael Downing, fondateur de Tout.com.

Par ailleurs, 52% des téléspectateurs regardent un support mobile en parallèle (téléphone, tablette, ordi portable).

Il faut bien évidemment tenir compte de cette tendance lourde pour proposer des contenus interactifs : commentaires, sondages, analyses en temps réel (comme le fact-checking en politique qui m’est cher, par exemple).

Le Washington Post s’adapte à cette nouvelle donne en lançant The Grid, une appli mobile qui propose au fil de l’eau des news, du streaming, de l’analyse, le tout couplé à sa tribu qui partage et commente les différents contenus proposés. Cette application représente déjà 25% de l’audience du journal en ligne. Au Monde, le mobile totalise 1,6 millions de visiteurs uniques par mois (en novembre 2012), sur un total de 6,6, soit 24%. Mais en termes de pages vues, c’est 61% (160 millions sur 260) !

Pour finir, Julia Beizer nous a prodigué quelques conseils qui m’ont rappelé ceux que je donne moi-même en formation et qui valent également sur tablette.

Aller à l’essentiel, simplifier l’interface au maximum, développer des services géolocalisés qui servent l’utilisateur au moment où il en a besoin.  Elle conseille naturellement aux médias d’adopter une stratégie de publication qui tienne compte du déroulement d’une journée pour l’utilisateur moyen. Comprendre quand il se connecte sur mobile : des alertes info lors des embouteillages du matin, des articles plus longs en 2e partie de soirée. Mais pas trop le week-end, au contraire, jour de détente familiale où l’on tâche de sortir davantage…

Enfin, elle nous rappelle combien le mobile est une source incroyable d’infos via l’utilisateur. Le crowd-sourcing fournit une manne de photos, de témoignages, de vidéos, via les réseaux Instagram, Twitter, ou des applications « maison » comme You du Parisien ou celle de Rue89. A l’image de ce que montre France24 avec les Observateurs.

LA FIN DU TEXTE AU PROFIT DE L’IMAGE ?

Michael Downing, fondateur de Tout.com en est convaincu : son produit a le potentiel de détrôner Twitter dans les années à venir.

Tout est un outil de micro-blogguing par vidéos courtes de maximum 15 secondes, à l’exception de certains partenaires médias autorisés à produire des vidéos de 45 secondes.

Pour Downing, nous sommes entrés dans une ère définitivement visuelle dans laquelle l’écrit va s’effacer au profit de la narration par l’image. Je ne suis pas du tout convaincu par son discours qui oublie le fait que, parallèlement à la vidéo qui se développe, le texte lui aussi progresse de manière prodigieuse. Je crois au contraire, que nous n’avons jamais autant lu sur Internet, mais là encore de manière plus fragmentée, en butineurs pressés qui passent d’un sujet à l’autre, sans s’attarder sur aucune fleur.

Reste aux journalistes à s’adapter à cette nouvelle forme de narration pour raconter les choses de manière très incisive, efficace et impactante. Et à engager pourquoi pas, des conversations par vidéos interposées avec les lecteurs.

On voit bien l’intérêt en cas de reportage de terrain, pour donner de la texture et de l’ambiance. En revanche, il me semble très compliqué de donner une explication, ou de développer la moindre argumentation en 15 secondes, à la différence de Twitter qui, lui, renvoie vers des contenus plus longs (et très souvent sous format textuels hum) via le lien hypertexte.

Mais il faudra compter avec le développement de ce genre de formats très viraux sur de l’info chaude ou du témoignage choc.

C’est le cas du gif-animé remis au goût du jour récemment, à l’occasion en particulier des JO.

Scott Lamb de Buzzfeed est revenu sur l’histoire de ce format crée en 1987 par Compuserve, pour contourner la faiblesse des débits et par accident. Il s’agissait au début d’un bug de Netscape Navigator 2 qui bouclait les animations créées en image par image (plus légères que les vidéos).

Les mésaventures de Liu Xiang, blessé aux JO de Londres est un bon exemple de la force du storytelling via le gif-animé. Plusieurs séquences clés permettent de revenir sur ce moment dramatique où le coureur de haies se blesse durant la course, puis refuse la chaise roulante qu’on lui propose, avant de revenir en larmes baiser la haie fatale qui l’élimine de la compétition à laquelle il s’est préparé toute sa vie.

Le gif-animé a aussi été utilisé notamment à des fins pédagogiques pour expliquer les figures de gymnastiques ou des règles de jeu lors des JO. Mais le plus souvent, il s’agit d’une forme de scénarisation de l’information qui peut déformer le réel plus qu’en rendre compte, comme je le déplore dans « le storytelling contre l’information« . A manier avec parcimonie et précaution, sous peine de basculer dans l’émotionnel et l’artificiel (on est déjà servis avec certains « magnifiques »‘ reportages de Stade2).

 UNE COURSE A L’EMOTION ET AU PLAISIR  ?

Scott Lamb, du site Buzzfeed, qui fait fureur outre-Atlantique, nous explique les clés de sa réussite. Pour lui, tout repose sur l’écriture d’articles « viraux ». C’est désormais son seul critère de réussite au delà du trafic, du nombre de visiteurs uniques ou du temps passé : l’article a-t-il été partagé beaucoup sur les réseaux sociaux ?

Une philosophie qui colle complètement à celle de Facebook qui a récemment modifié son algorithme Edgerank en ce sens. Comme je le dénonce là encore (quel râleur ce cyceron !) dans « Editeurs de contenus, cessez de vous faire phagocyter par Google et Facebook. Si Facebook promeut les articles qui s’échangent le plus, le risque est de modifier la ligne éditoriale en ce sens.

Or, une ligne éditoriale ne se réduit pas aux contenus viraux qui vont naturellement porter vers plus d’émotion, de divertissement, de spectaculaire, de polémique. Au détriment de ce qui sera plus compliqué, moins fun et pourtant tout aussi important, mais à une échelle de temps plus longue. Les lecteurs sont comme nos enfants : ils nous réclament du steak-frites tous les jours et nous leur en donnons. Mais on les force aussi à manger des épinards, de la salade et autre légumes variés. Pour former leur goût et ouvrir leur horizon gustatif. Nos lecteurs nous reprocheront demain de ne leur avoir servi que des « steak-frites informationnels ».

Je suis le premier à réclamer une adaptation de la forme pour mieux servir le fond, ce que je nomme le packaging de l’info sérieuse à la « sauce plaisir ». Je réclame aussi une meilleure connaissance de nos lecteurs, notamment via le marketing éditorial. Mais pas à n’importe quelle fin !

Si pour survivre, un journal doit devenir 100% ludique, mieux vaut passer la main. L’infotainment est déjà largement traité en télévision, pas besoin d’en rajouter. Il faut s’amuser aussi certes, mais tout est question d’équilibre entre pratique, plaisir, socialisation et sens. Ce que propose Buzzfeed me semble assez déséquilibré, en dépit de leurs efforts récents pour redorer un peu leur blason

LA PUBLICITÉ « NATIVE » OU LE RETOUR DISCRET DU  PUBLI-REPORTAGE

L'éditorial "natif," ou la coca-colisation du journalisem - Créit ©tom-margie via flickr.com
L’éditorial « natif, » ou la coca-colisation du journalisme – Crédit ©tom-margie via flickr.com

Pire encore, dans un contexte d’effondrement des tarifs des bannières publicitaires classiques et en pleine crise de financement de la presse, on voit revenir sur le devant de la scène journalistique un format qui mélange journalisme et publicité.

Aux Etats-Unis, on appelle cela pudiquement le « native advertising ». Ça sonne bien, mais ça ressemble fichtrement à de l’info-mertial, advertorial ou publi-rédactionnel qu’on connaît de longue date dans nos journaux.

Je milite depuis longtemps pour une collaboration plus forte entre équipes rédactionnelles et commerciales. Par exemple, en partageant le calendrier éditorial pour que les commerciaux aillent vendre en amont des campagnes ciblées plus rémunératrices que de l’inventaire général. En estimant, quand c’est possible, l’audience attendue sur un dossier pour leur permettre de peaufiner leur argumentaire de vente.

Ou même, pourquoi pas, en rencontrant des annonceurs pour monter des zones éditoriales sponsorisées sur certains sujets. A l’image du dossier sur la réforme du permis de conduire que j’avais réalisé à l’époque où j’étais responsable de l’actualité d’AOL. Aire éditoriale qui avait été sponsorisée par la Prévention routière, mais sur laquelle j’avais gardé une autonomie totale, une fois que mon projet éditorial avait été expliqué et argumenté. Il s’agissait d’un dossier pratique sur la sécurité au volant qui montrait, via infographie, l’incidence directe entre le durcissement de la réglementation et la baisse du nombre de morts depuis 1972 (port de la ceinture obligatoire à l’avant). Moralité : un carton d’audience, un client heureux, des internautes fidélisés et aucun compromis sur le fond. Il faut dire que notre proposition était en phase avec le discours voulu par le client. Tant mieux, car on en n’aurait pas changé.

Sponsoriser du contenu créé pour le lecteur, c’est une chose. Créer du contenu sur-mesure pour un annonceur, sous la forme d’un reportage, je trouve cela compliqué, dans le domaine de l’information générale. La barrière déontologique me semble franchie, y compris si l’on indique dans le surtitre « infomertial ». Cela ne prête pas à conséquence s’il s’agit d’une recette de clafoutis commandée par un fabriquant de matériel de cuisine. En revanche, que se passera-t-il, si Dassault commande un dossier sur les prouesses technologiques du Rafale ? Le journaliste pourra-t-il parler de l’inflation exorbitante du coût de développement ? Des erreurs techniques à répétition qui ont retardé le lancement ? De la concurrence des autres constructeurs ? Probablement pas.

Au mieux, le « native advertising » peut être un complément, sur les dossiers pratiques et citoyens, mais cela ne sauvera pas la presse, car sur le long terme, cela ne peut que contribuer à la discréditer davantage. Ou alors on parle de diversification média avec marques et entités juridiques différentes, et ça, certains groupes de presse le font déjà.

EN SOMME, Une très riche journée dont je ne fais ici qu’un bilan partiel et qui a eu le mérite de soulever de nombreuses questions tant économiques que déontologiques. La difficulté est de se montrer innovant, et de s’adapter à ce public qui change avec les modes de diffusion et la société dans son ensemble. Mais aussi de ne pas sacrifier le fond à la forme, quitte à être ce « vieux con » de père qu’on maudit à 16 ans. Et qu’on remercie à 40

Cyrille Frank

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