Journalistes, réjouissons-nous, les machines nous piquent notre job !

robots journaliste mediaculture.fr

Les outils d’optimisation éditoriale se multiplient, les algorithmes de recommandation de contenus s’améliorent. Même l’écriture d’articles s’automatise… Il est temps de repenser le rôle des producteurs de contenus, face à cette sérieuse concurrence technologique.

La combinaison du cloud, de la mobilité et de la puissance de calcul bouleversent profondément les métiers de l’information. Les fameux algorithmes de traitement de l’information, de plus en plus performants sur le plan sémantique, sont désormais capables d’agréger des contenus de manière automatique, voire même, d’écrire tout seuls !

Les magazines-agrégateurs remportent un vif succès auprès du grand public depuis quelques années, de Flipboard (plusieurs dizaines de millions d’utilisateurs) à Pulse (sur mobile), en passant par Prismatic.

Côté business, des logiciels comme Outbrain aident les médias à réaliser une curation pertinente, à moindre coût. Cette solution permet d’une part d’offrir des liens de recirculation vers les propres contenus de la marque, mais aussi de rediriger vers des contenus externes et de toucher ainsi des revenus d’affiliation. L’analyse du parcours de navigation des internautes, la pertinence des mots clés des articles et la popularité des contenus regardés déterminent automatiquement le choix des articles associés.

Avec Summly, racheté à prix d’or par Yahoo, et autres logiciels du genre, la machine franchit un cap technologique et s’affranchit de l’humain pour la rédaction elle-même des résumés d’articles.

Stats Monkey, rédige les comptes-rendus de match tout seul. Le logiciel télécharge les données brutes : score minute par minute, incidents, actions individuelles… il classe ensuite cette masse d’informations et reconstruit le déroulé du match. Il utilise pour cela une base linguistique d’expressions toutes faites utilisées fréquemment dans la presse sportive (l’équipe adverse a essuyé une sérieuse défaite, a été corrigée, a été battue de justesse selon l’ampleur du score et l’équilibre général du match). Le tout en quelques secondes et sans faute d’orthographe, ni de grammaire.

News at seven, lui, permet de créer des mini-journaux télévisés pour Internet, traite de culture et même de politique !

Echo médiatique et « user generated copy »

La caisse de résonance médiatique marche à plein, comme je tâche de le démontrer dans la présentation ci-dessous, réalisée pour l’agence MIG (Groupe Uni-Editions). Par effet de mimétisme, pour rebondir sur la vague d’attention créée par ses prédécesseurs, pour ne pas avoir à financer l’enquête originelle… les médias diffusent le plus souvent les mêmes informations, avec seulement des nuances dans la hiérarchie et le traitement des nouvelles.

Les blogs et l’UGC (le User Generated Content, le contenu généré par l’utilisateur) en général, accentuent ce phénomène. Il faudrait d’ailleurs parler de « User Generated Copy » puisque 44% des contenus disponibles sur Internet seraient plus ou moins de la copie de contenus originaux, selon les éditeurs de l’application Plagtracker

La théorie de la longue traîne s’est révélée un demi-échec en matière de diversité culturelle, en raison de la concentration de la demande sur un petit nombre de « blockbusters ». De la même façon, Internet, en dépit de la formidable démocratisation de la parole « profane » qu’elle autorise, crée moins de qualité et de diversité qu’on ne l’espérait, pour les raisons évoquées précédemment.

Certaines catégories d’information, comme les faits divers ou le sport prolifèrent (surtout en télévision), d’autres se font de plus en plus rares (dans la presse grand public) : la couverture d’événements étrangers, le monde des idées, les enquêtes et l’investigation, les explications de fond…
N’est-elle pas là justement la solution aux problèmes de la presse en difficulté ? Se concentrer sur cette information rare, pour faire revenir le lecteur ? Mais le public est-il prêt à payer ce type d’information, d’une façon ou d’une autre (paywall, publicité, modèle fremium…) ?

Nous savons maintenant, grâce à Médiapart, qu‘une partie du public est prête à payer pour de l’enquête et pour un soutien militant à une presse de contre-pouvoir (et aussi pour le plaisir d’éprouver le sentiment rassurant et valorisant d’être mieux informé que les autres). Nous savons aussi qu’il existe aussi des foyers de consommateurs élitistes pour les magazines culturels, avec des revues comme XXIUzbek et Rica, Au fait et autre Long court.

magazine Au fait

Mais ces créneaux sont désormais occupés et il ne semble pas crédible, à court terme, d’étendre beaucoup ce lectorat. Lequel reste hélas limité par des facteurs socio-culturels et économiques (la curiosité, denrée « socio-dépendante » s’apprend, sans parler du prix élevé pour des gens qui n’en visualisent pas immédiatement le bénéfice). Voilà pourquoi les leçons données par les éditeurs de ces médias non seulement agacent, mais surtout semblent vains (pour ne pas dire vaniteux).

Alors, en quoi le journaliste peut-il être utile et trouver sa place aujourd’hui, non seulement sur le marché du travail, mais surtout dans la société ?

L’avantage comparatif de l’humain : sa subjectivité

La plus grande arme du journaliste face à la machine est justement sa principale faiblesse : sa subjectivité.

Ce qui constitue sa personnalité, cette combinaison infiniment complexe d’influences, de lectures, de rencontres, d’émotions accumulées, de souvenirs mêlés… Bref, son histoire particulière.

Tout ce qu’une machine ne pourra pas copier, sauf à vouloir fusionner le vivant et la machine dans une ère cybernétique assez effrayante (et j’espère lointaine).

C’est cette alchimie du hasard qui fonde la rareté absolue de chaque individu et sa valeur. Le journaliste doit l’exploiter et la valoriser : trouver sa voix, son unicité et montrer en quoi elle sert le public.

  • Le Gorafi, site d’actualité parodique qui grimpe, a trouvé cette voix originale tout en apportant un double service au lecteur. Ce dernier avec beaucoup de subtilité parvient à nous délivrer du sens, tout en nous faisant rire. Mieux, c’est grâce à l’humour que l’on parvient à comprendre l’absurdité d’un système, ou l’ineptie d’une position, comme dans cet article sur Nabila, acide vis à vis des médias.
  • Marmiton.org, en mettant le contenu communautaire au centre, est parvenu à développer une large audience (plus de 8 millions de visiteurs uniques par mois) et à tisser un lien très fort avec ses lecteurs. A tel point qu’il s’est permis de lancer avec succès un magazine papier, lequel lui rapporte désormais davantage que la publicité web !
  • L’Opinion qui vient de se lancer, revendique lui aussi une position originale, subjective et assumée comme telle, et semble bien parti. L’avenir nous dira si le service rendu au lecteur était suffisant pour justifier son prix d’achat.

Le cerveau humain, seul capable du saut créatif

Pour se distinguer de la machine et des algorithmes qui gagnent du terrain, le journaliste doit s’appuyer sur sa capacité à réaliser des rapprochements cognitifs lointains. A mettre en relation des faits, des données sans rapport immédiat. En gros, à mobiliser la partie créative de son cerveau pour donner du sens au monde.

Ainsi du lien que je fais ici : le développement de la technologie, du confort, de la rationalité réactivent un besoin croissant (mais contrôlé) d’aléatoire, d’imprévu, de surprise.

On le voit dans le voyage où désormais, le « must » est d’avoir vécu son petit frisson de danger ou de difficulté. On le perçoit dans le plaisir qu’éprouvent les fans de Twitter (comme moi) à goûter la sérendipité de leur timeline. On le devine dans le succès des oeuvres culturelles (films, séries, livres) qui comportent ce coup de théâtre final. « Tiens, Je l’avais pas vu venir cette fin là », d’Harlan Cobein, à Usual suspect en passant par Damages…

Les machines, grâce à l’analyse massive des données, peuvent nous expliquer d’où viennent les intoxications alimentaires. Elles peuvent prédire la géographie des besoins en services publics, comprendre comment se diffusent les épidémies… Demain, elles seront capables de faire toutes sortes de corrélations qui analyseront le monde de façon rationnelle. Par exemple, montrer que l’installation d’un rond point à un carrefour a réduit le risque d’accident de 30% et augmenté la fluidité du trafic de 20%.

Mais ce sera au journaliste ou expert d’analyser les causes réelles : dans l’exemple ci-dessus, la baisse contrainte de la vitesse. Comme le démontre Steven Levitt dans « Freakonomics », les causes apparentes ne sont pas nécessairement les bonnes (ex. baisse de la criminalité à New York non liée à la politique de Giuliani, mais à la légalisation de l’avortement 20 ans plus tôt).

Les algorithmes sont donc une sérieuse menace pour les journalistes qui se contentent de rédiger des nouvelles et il y aura probablement un écrémage du secteur dans les années à venir. Mais ces machines nous dégagent des tâches mécaniques de notre métier (comme le bâtonnage de dépêche), pour nous permettre de nous concentrer sur ce qui a le plus de valeur : notre personnalité, notre créativité, notre capacité à faire des liens distants. Ceci, afin de fournir in fine au lecteur une production originale de sens, de plaisir, d’émotion. 

Cyrille Frank

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Crédit photo ©Randychiu via Flickr

6 commentaires sur « Journalistes, réjouissons-nous, les machines nous piquent notre job ! »

  1. J’ai un point de désaccord à soumettre.

    Je ne pense pas que l’approche par les corrélations relève de l’approche rationnelle comme il est dit ici, bien au contraire. J’ai essayé d’exprimer çà dans un récent billet nommé «l’improbable contre-utopie du Big Data» à propos de la question des causalités.

    Quant à l’avenir du journalisme, peut-être peut-elle se dessiner à partir de ce que disait (à peu près) Albert Einstein:
    «un jour les machines sauront résoudre tous les problèmes, mais aucune machine ne sera jamais capable d’en poser».

    … D’où peut-être un journalisme du futur dédié à la recherche de “l’inconfort intellectuel“.

    1. Bonjour GV,

      Intéressant, je vais lire votre billet pour tâcher de comprendre votre propos, que je devine. Les corrélations sont les seuls éléments de compréhension que l’on a, pour de nombreux sujets. Après, comme on dit en matière de justice, il faut un faisceau concordant de preuves (ou de corrélations en l’occurrence). C’est peut-être le défaut de ce faisceau qui explique les erreurs dans l’appréciations des causes réelles, pas l’usage des corrélations.

      Oui, c’est très vrai, il faut encore poser la question, ce qui témoigne d’un parti-pris et d’une subjectivité que je revendique. En effet, je vous suis sur la nécessité de trouver une zone d’inconfort intellectuel. Plus exactement chercher toujours les infos qui peuvent contredire ses points de vue et opinions, comme les scientifiques recherchent la falsification de leurs théories, pour mieux les valider.

      Merci de votre commentaire , je m’en vais vous lire de ce pas !

      Cyrille

  2. Hello Cyrille, à propos du semi-échec de la longue traine, d’inconfort intellectuel et de machine, on peut retourner la logique :

    Techniquement, la longue traine est accessible : la promesse de l’offre de contenus diversifiés est tout à fait rendue… dès que l’on sort des médias de masse (de nasse, devrait-on dire d’ailleurs :/)

    Humainement, ce qui manque c’est notre intérêt pour l’exploration, voir l’inconfort intellectuel comme le souligne @GV dans son commentaire.

    Ces deux facteurs – l’offre de contenu existante et crawable + notre peur de la découverte – sont au coeur même des moteurs de recommandation.

    Un exemple tout bête : l’écoute de Get Lucky sur grooveshark m’a permis de découvrir l’excellent NightCall de Kavinsky, sorti en 2010 et que je n’avais pas écouté à ce moment là.

    Aujourd’hui, les outils comme prismatic (mais pas flipboard, qui n’a rien à voir en terme de recommandation « machinesque ») apprennent nos préférences pour nous amener dans une (modeste) zone d’inconfort.

    Il me semble, contrairement à ce que tu indiques en conclusion, que les machines, par leur capacité à « apprendre » le lecteur (par ses préférences, social graphs, lectures, etc…) sont parfois plus à même de réaliser les liens distants que les humains, coinçés dans leurs objectifs d’audience.

    1. Bonjour Cédric,

      Je réponds avec trois ans de retard à ton message, mais vieux motard que jamais, hein 🙂

      Oui techniquement la longue traîne devrait marcher. C’est bien là tout le problème : en réalité cela ne marche pas, en raison de ces fameux « médias de nasse », comme tu dis (hi,hi, j’aime bien). Et aussi, car développer ses propres goûts, explorer, être curieux, cela s’apprend et se cultive dès le plus jeune âge. C’est une question de confiance en soi, en les autres, une volonté d’aller de l’avant, de défricher de nouveaux territoires…

      Comme par hasard, on retrouve les caractéristiques de l’élite cultivée et socio-économiquement dominante (la société des clercs surtout, chercheurs, enseignants, professions intellectuelles supérieures instruite).

      Le manque de diversité culturelles témoigne surtout de cette domination dont parlait Bourdieu, qui s’est atténuée via le développement de cultures populaires et de niche mais qui est tout de même latente. C’est ce que j’explique dans « la bonne culture n’existe pas » http://www.mediaculture.fr/2012/11/08/culture-sociologie-bourdieu-domination-normes/

      Très intéressant ta réflexion sur les machines qui nous sortent de nos zones de confort, et pourquoi pas en effet ? L’aléatoire et les chemins détournés par la machine peuvent avoir des vertus. Pour vraiment voyager, ne faut-il savoir se perdre ? Après tout dépend du paramétrage de la machine et de la proximité de liens qu’on lui demande.

      Ce que j’appelle les liens distants, ce sont les liens qui effectuent un changement de paradigme dans l’analogie. Peut-être que les progrès de la sémantique vont améliorer la capacité de la machine à faire ces sauts analogiques, mais pour le moment, ils en sont loin. D’où la force de l’être humain, sa capacité à penser plus loin. Comme l’analogie distante que je fais entre la découverte de contenus et le voyage touristique, lié à l’acceptation du risque et à la confiance en soi. Il n’y a que les gens peu sûrs d’eux qui ne veulent pas écouter les arguments adverses. 🙂

      A bientôt !

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