Comment les médias accentuent la marchandisation des relations sociales

Notre société, sous l’effet du capitalisme financier a modifié notre rapport aux autres. Le lien qui nous lie à autrui est de plus en plus intéressé et traduit au plan personnel, ce qui se produit à l’échelle des pays : la grande compétition. La maîtrise de la communication, elle, devient un critère de sélection plus important que jamais.

LA COMPÉTITION SOCIALE, PLUS FORTE QUE JAMAIS

Nous vivons dans une société de compétition larvée. Larvée, car si rien n’est bien franc, on est confronté en permanence, à un combat de boxe impitoyable. Les règles sont peu claires, peu effrayantes, et donc, d’autant plus traîtres.

Avant même que nous ayons ouvert la bouche, nous sommes jaugés et jugés. Le prix des vêtements que nous portons, les codes couleurs plus ou moins respectueux d’une harmonie classique, le respect de la mode la bonne culture n’existe pas (revues, créateurs de mode…). Jusqu’à la qualité et le niveau d’entretien de nos chaussures… Tout cela trahit notre niveau économique et social, par la maîtrise de codes mouvants qui constituent, par leur subtilité, une séries d’épreuves tacites de sélection.

Aujourd’hui, le prix de la « panoplie » joue moins depuis que les plus modestes brouillent les pistes en s’achetant des marques. Raison pour laquelle, les classes favorisées font d’autant plus attention aux signes discrets, qui traduisent un certain niveau d’éducation : chaussures cirées ou pas ? Ongles entretenus ? Dents alignées (signe d’un coûteux appareil dentaire) et propres ?

Si les frontières entre les classes sociales traditionnelles se sont estompées, elles n’ont pas disparu (pdf). Bourgeoisie, petite-bourgeoisie, employé, ouvrier ne sont plus vraiment des groupes sociaux pertinents aujourd’hui, car la bourgeoisie traditionnelle et la classe ouvrière ont quasiment disparu. En revanche, employés et nouveaux bourgeois, rebaptisés CSP+, n’ont cessé de s’étendre et une nouvelle classe sociale a remplacé les ouvriers : les précaires du tertiaire.

La massification scolaire et la croissance d’une classe moyenne à niveaux de revenus médians a de fait augmenté la concurrence pour les fonctions économiques et symboliques les plus prisées.

LE MYTHE DE L’ÉGALITARISME RÉPUBLICAIN

Le socle de notre cohésion sociale repose sur le principe de l’égalité des chances, qui, on le voit bien, est une tarte à la crème. L’utopie savamment entretenue est de faire croire qu’aujourd’hui, tout le monde peut faire des études supérieures, tout le monde peut s’acheter un ordinateur, tout le monde peut regarder Arte à la télévision. Ce, indifféremment des études qui montrent au contraire de manière systématique le lien entre origine sociale et consommation culturelle.

Dans l’Education nationale, le terme de « sélection » est tabou. Officiellement, il s’agit de donner à tous les mêmes armes pour réussir sa vie professionnelle. Officieusement, on sait que l’école sert aussi à faire le tri. Ce dernier s’opère plus tard qu’autrefois, après le bac, mais ce tri n’en est pas moins efficace.

C’est hélas une réalité incontournable, bien qu’elle nous dérange et qu’elle soit politiquement risquée (c’est pourquoi les responsables politiques font tout pour la minimiser ou pour éviter de la nommer). Tout le monde ne saurait être chef, il faut bien mettre en place des critères de sélection (oups, j’ai ripé).

La question est de savoir sur quels critères s’opère ce tri et si, ceux qui sont choisis, sont bien ceux qui le méritent le plus. Puisque la méritocratie est le seul moyen d’accepter moralement que certains citoyens soient moins égaux que d’autres.

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Critères de sélection, dés pipés ? – Crédit ©doug88888 via flickr.com

DES CRITÈRES DE SÉLECTION OPAQUES

Ceux qui décident et qui font partie de la classe dominante (capital économique, social et culturel +++) ont une tendance naturelle à choisir aux postes à responsabilité, ceux qui leur ressemblent. Plutôt blancs, plutôt des hommes, plutôt du même milieu qu’eux.

De là, le principal avantage des grandes écoles : l’encouragement au népotisme. Les écoles incitent vivement les décideurs à recruter leurs semblables, par « esprit de corps » sur le papier, mais en réalité, dans le but de prouver leur efficacité en termes d’insertion professionnelle.

De là aussi tous les rituels de socialisation destinés à renforcer les liens entre étudiants, à commencer par le bizzutage, longtemps toléré pour cela. Créer des liens forts entre étudiants, c’est s’assurer une plus grande solidarité plus tard, et donc un meilleur taux de recrutement aux postes clés. Ce qui en retour sert l’image et la notoriété de l’école.

Ainsi les écoles, qui, dans leur mode de recrutement favorisent déjà un certain type de profil, encouragent aussi plus tard la reproduction sociale.

L’apparence physique (être beau selon les normes du moment est un avantage comparatif certain), les signes sociaux extérieurs évoqués plus haut sont également décodés par les décideurs et servent consciemment ou pas de critères discriminants.

Le langage et certaines fautes de français servent de marqueurs sociaux « invisibles », mais immédiatement révélateur du niveau social d’origine. « La soeur à mon frère », « c’est qu’est-ce que je dis », « il faut que je le voye »…

D’autres expressions, au contraire, servent à identifier les classes supérieures, de par l’évitement du piège : « pallier le problème », « après qu’il a fait », « je vous en sais gré »…

LA COMPÉTENCE SOCIALE, NOUVEAU CRITÈRE CLÉ

Nous sommes donc en compétition constante avec autrui, et pas que dans le domaine scolaire ou professionnel.

Cette concurrence a aussi pour enjeu aujourd’hui la part d’attention que les autres nous consacrent. Tout se réduit au service rendu, le capitalisme a bien infusé dans la société. « Qu’est-ce que j’y gagne ?  » me dit-on aujourd’hui en formation, lorsque je propose de créer et partager des listes Twitter.

Cette recherche d’attention n’est pas que vacuité et narcissisme. Elle a une incidence bien réelle, économique, mesurable en espèces sonnantes et trébuchantes. Se faire repérer, être identifié comme compétent ou encore mieux, comme expert, est un enjeu majeur et la principale motivation des gens qui twittent de manière professionnelle. Moi, y compris.

Etre crédible, intéressant et donc écouté, influent a de la valeur. Qui se paie en petits avantages, comme le programme de Klout, qui propose à ceux qui ont un score suffisant, de tester gratuitement des produits et services divers.

La visibilité se paie aussi en postes clés, comme « directeur des nouveaux média » ou encore « directeur digital ». Ainsi ont été récompensés la plupart des blogueurs « influents » de la première heure, ceux qui s’y sont mis sérieusement dès 2004, ou plus tard en 2007 (c’est mon cas). Ces défricheurs ont acquis durant cette période une réelle expérience des nouveaux outils, mais surtout, ils y ont gagné une visibilité précieuse. C’est de cette façon, qu’ils ont pu se faire recruter par les dirigeants de l’économie traditionnelle qui n’y connaissaient rien et sentaient bien qu’il fallait s’entourer de gens qui savaient. Avec les nouveaux médias sont apparus de nouveaux dominants, phénomène récurrent de l’innovation technologique.

L'éditorial "natif," ou la coca-colisation du journalisem - Créit ©tom-margie via flickr.com
L’amitié, aussi fort qu’un coca-cola ? – Créit ©tom-margie via flickr.com

MARCHANDISATION DES RELATIONS SOCIALES

Cette compétition socio-économique et la culture capitaliste ont contaminé les relations inter-individuelles. Il faut aujourd’hui être utile en quelque chose, rendre un service d’une façon ou d’une autre pour espérer trouver sa place dans la société.

Etre drôle, intéressant, gentil… Encore que cette dernière qualité soit aujourd’hui devenue un défaut dans notre société cynique. Il faut, d’une façon ou d’une autre, apporter de la valeur à ceux auprès de qui on est. Cette valeur ajoutée pourra se réduire simplement à être beau, car se promener avec quelqu’un au physique avantageux attire les regards et c’est cette attention qu’on recherche à tout prix.

L’avantage social pourra consister à être intéressant : transmettre des informations, raconter des histoires, surtout si elles sont insolites, curieuses, extraordinaires. Et, à condition de savoir raconter vite et simplement les choses, sans écraser l’autre de sa superbe.

Mais celui qui détient le plus de pouvoir et de valeur sociale aujourd’hui, c’est celui qui fait rire, comme en témoigne notamment le classement des personnalités préférées des Français en tête duquel figurent Omar Sy, Jamel Debbouze, Gad Elmaleh… Cette propension à donner du plaisir émotionnel gratuit est un élément déterminant de la valorisation personnelle en société. Ce qu’illustre bien le film « Full metal jacket » par exemple, où le héros surnommé « cow boy », chétif et inexpérimenté, l’emporte sur son gros bras d’adversaire, en le tournant en dérision. L’humour a vaincu le muscle, car ses camarades prennent sa défense.

Fini le temps où les deux meilleurs amis du monde passaient des heures sans se parler. Où la simple présence de l’autre était lourde de fidélité et d’estime réciproque. Aujourd’hui on se demande : qu’est-ce qu’il (elle) m’apporte ?

Ainsi, il faut sans arrêt offrir un service à ses amis. Rien ne peut être gratuit et cette marchandisation des relations humaines est accentuée par certains programmes télévisés. Ces dernières, à la fois cautionnent et exagèrent ce phénomène, dans ce double rôle de miroir et fenêtre que joue la télévision.

  • « Un dîner presque parfait » propose de rendre visible cette compétition sociale qui existe déjà, mais l’amplifie et le déforme pour les besoins de la dramatisation télévisuelle. Chacun des participants organise un dîner où il est noté par ses adversaires sur la qualité du repas, la décoration, l’ambiance. Les dés sont naturellement pipés puisque les participants sont à la fois juge et partie. Et cela donne surtout l’occasion pour le téléspectateur de mesurer la médiocrité humaine de ces individus prêts à user de la pire mauvaise foi, pour gagner.
  • « Koh lanta » pousse encore plus loin le cynisme social. Ici les membres d’un même « tribu » affrontent un autre groupe dans une compétition où se joue la survie. L’émission pousse les concurrents à user de leurs instincts les plus primaires, pour vaincre l’adversité. D’abord se dépasser soi-même, mais aussi écraser l’autre. Et tant pis, si l’autre est son camarade de groupe. Pas de sentiment, ici on ne garde que les plus forts, les plus utiles, sur tous les plans : le plus fort, le plus ingénieux, le plus doué à la pêche… Les sentiments ont peu de prise ici, on privilégiera le plus efficace au plus sympa. Une sorte de miroir déformants de nos propres systèmes de valorisation sociale qui tendent vers cet utilitarisme froid.
  • « L’amour est dans le pré » met en compétition plusieurs candidates qui rivalisent pour séduire un même bonhomme, agriculteur vieux garçon vivant dans des conditions difficiles. Ici, c’est l’affrontement symbolique pour trouver un mari qui est mis en scène dans une promiscuité volontairement travaillée par la production. Les postulantes sont hébergées sous le même toit pour mieux susciter les prises de bec et donc le spectacle de leurs émotions. Certes, le message se veut positif : l’amour sera-t-il plus fort que les embûches : travail dur, caractère difficile du prince charmant, isolement social… Mais ce qui a le plus de sève, c’est la compétition sociale et le spectacle de ces gladiateurs modernes qui se massacrent sous nos regards.

Dernier exemple en date, la revente des cadeaux de Noël en ligne qui s’accentue. On assiste à la dissolution du lien affectif lié au don, au profit d’une équation coût-bénéfice. Le marché s’est même immiscé au coeur d’un des rituels de socialisation les plus sacrés, c’est dire s’il est devenu prégnant…

Le narcissisme croissant qu’on observe de manière globale est sans doute une source de plaisir de plus dans notre société d’abondance. Mais c’est aussi le résultat d’une adaptation à la concurrence socio-économique qui s’exacerbe. Il importe aujourd’hui au moins autant, sinon plus, de faire savoir, que de faire. L’humilité et la discrétion judéo-chrétiennes n’ont plus aucune valeur et deviennent même des freins à l’ascension sociale. Quant aux médias, nouveaux et anciens, ils reflètent et accentuent ce phénomène culturel.

Cyrille Frank

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15 commentaires sur « Comment les médias accentuent la marchandisation des relations sociales »

  1. Salut Cyrille ! Bravo pour ton billet brillant (as usual) et très réaliste. Je n’ai qu’une objection : à mon sens, l’amitié intime échappe à cette marchandisation consciente. Je la conçois plutôt comme un échange naturel.

  2. Salut Cyrille ! Bravo pour ton billet brillant (as usual) et très réaliste. Je n’ai qu’une objection : à mon sens, l’amitié intime échappe à cette marchandisation consciente. Je la conçois plutôt comme un échange naturel.

  3. Merci Cyrille pour ce papier et cette réflexion sur notre belle société.. L’humilité ne paie plus, mais la lecture des gens d’esprit nous enrichit ! Et nous fait démarrer 2013 du bon pied …

  4. Merci Cyrille pour ce papier et cette réflexion sur notre belle société.. L’humilité ne paie plus, mais la lecture des gens d’esprit nous enrichit ! Et nous fait démarrer 2013 du bon pied …

  5. Article plus que pertinent qui reflète parfaitement ce que nous sommes concrètement en train de vivre. Cette vague de narcissisme renferme de plus en plus les individus sur eux mêmes et les poussent à entretenir des relations ambiguës basées sur le « paraître » et le « moi je ».
    Je prends l’exemple du monde si riche de l’Internet. Il souffre grandement de ces « compétitions du social » car celles-ci détournent littéralement l’attention de certain en leur inculquant l’idée que les réseaux sociaux sont l’une des seules choses que le web peut nous offrir.

    1. Merci Marc 🙂

      Oui, les réseaux sociaux sont le lieu le plus visible où s’expriment le plus ces egos hypertrophiés, en compétition autour de l’attention, ou en conquête de position économique favorable (plus sur Twitter).

      Je crois que la vanité est le seul service qui reste à offrir aux enfants gâtés de la prospérité économique que nous sommes (je parle pour la classe moyenne).

      On est encore loin du dernier étage de la pyramide : le besoin d’accomplissement de soi, mais je sens néanmoins un retour à un besoin de sens, de manière globale dans la société.

      Même si la méthode est souvent mauvaise (précipitation, accumulation -> aux antipodes de la manière de créer du sens qui se nourrit de durée, de patience et d’isolement social. Pour réfléchir, il faut être seul.

      Ce sera l’objet d’un futur billet : des vertus de la solitude (maîtrisée)

      A bientôt !

      Cyrille

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