Non, le fact-checking en télé n’est pas un gadget, c’est un impératif citoyen !

Bonne et belle empoignade Twitterienne mardi 23 octobre, initiée par Jean-Marie Charon aux alentours de 8h15  sur la question du fact-checking. Et qui a opposé les défenseurs d’un fact-checking en temps réel en télévision (moi-même et Erwann Gaucher)  aux plus sceptiques Eric Mettout et Jean-Marie Charon.

Le terme de « fact-checking » n’est pas nouveau : il date des années 30 aux Etats-Unis, période durant laquelle les grands journaux créent des départements spécialisés dans la vérification de l’information. Les articles des journalistes sont passés au peigne fin pour en vérifier le fond, qu’il s’agisse des faits, des dates, des chiffres… Le mot est remis à la mode dès 2004, à mesure qu’apparaissent des fondations, sites et blogs dédiés à la vérification de la parole politique : factcheck.org, politiFact.comThe Fact Checker

L’enjeu de présidentielle américaine explique cette profusion de « vérificateurs ». A l’image du site factcheck.org qui acquiert une notorieté incroyable, suite au débat entre les deux candidats à la vice-présidence Dick Cheney et John Edwards. Factcheck.org établira les responsabilités réelles de Dick Cheney dans les difficultés rencontrées par la societé pétrolière Halliburton qu’il avait dirigée entre 1995 et 2000.

Chez nous, le précurseur de cette tendance est Daniel Schneidermann et son émission Arrêt sur images sur France 5 lancée dès 1995, mais arrêtée en 2007, à la veille de la présidentielle française (un rapport de cause à effet ?). Le site web ne sera lancé lui, qu’en janvier 2008, après l’élection. Pareil pour le blog désintox de Libération qui ne voit le jour qu’en 2008.

Le Monde suivra en novembre 2009 avec Les décodeurs avant de toucher la radio, tels le Vrai/faux de l’info de Laurent Guimier sur Europe 1 ou Le Vrai du faux sur France Info. Mais c’est à l’occasion de la présidentielle 2012, que le fact-checking « en temps réel » (ou presque) se développe.

Le Monde, Libération et d’autres demandent à des journalistes de vérifier l’info et publier les correctifs éventuels pendant les débats. Itélé et le site owni inaugurent même la première rubrique de fact-cheking bi-media : télévision et web.

LA VÉRIFICATION EN DIRECT EST UNE NÉCESSITÉ EN TÉLÉ

L’enjeu de cette vérification en direct est énorme et tient à la puissance du média télé. Ce dernier reste à 80% le principal outil d’information (voire le seul) pour nos concitoyens. La radio n’arrivant que loin derrière (45%) et la presse n’en parlons pas (30%). Ainsi, quand une ânerie est proférée en télévision et qu’elle n’est pas contredite durant l’émission, on est sûr d’enfumer au moins la moitié des téléspectateurs qui n’entendront ou ne liront pas le démenti journalistique.

C’est ce que je tâchai de démontrer en 2010, à la suite d’une interview de Nicolas Sarkozy par David Pujadas. Ou ce qu’explique très bien Pascal Menigoz, journaliste à France 2 sous le terme de contrainte de la « soumission au temps réel ». Mais nous voici au coeur du débat qui nous a donc agité sur l’oiseau bleu. Ces vérifications « en temps réel » sont-elles vraiment utiles ?

Pour Eric Mettout, directeur de la rédaction de l’Express, c’est du gadget. « Le temps réel, c’est à l’instant T, pas 10 minutes après ! » Pour lui, tout passe donc par la préparation en amont des journalistes. Il faut travailler ses dossiers, comme on dit.

Naturellement, Eric pointe du doigt l’un des problèmes essentiels de l’information politique en télévision, que je soulevais d’ailleurs moi-même en 2010 : le manque de préparation et de spécialisation des journalistes. Qui n’a enragé dans les années 80 de voir les valeureux Alain Duhamel et autre kadors du petit écran, se faire retourner comme des crêpes par un Jean-Marie Le Pen, aussi bon qu’orateur que menteur ? Rares sont ceux qui ont su alors relever ses manipulations, à l’image de François Henri de Virieu à l’Heure de vérité.

Pour la petite histoire, Jean-Marie Le Pen a sorti un graphique montrant une courbe vertigineuse témoignant de l’augmentation de l’immigration, FH de Virieu a bien expliqué que cette courbe n’était pas sérieuse puisque l’échelle de l’axe vertical était beaucoup plus grande que l’axe horizontal (le mieux eut été sans doute de lui interdire de montrer cette courbe fallacieuse, mais au moins a-t-il corrigé un peu le tir).

Ce manque de préparation des journalistes qui était criant en 2007 a permis aux deux candidats de débiter tour à tour, des bêtises plus grosses qu’eux.

Jean-Marie Charon,  évoque quant à lui la difficulté journalistique de produire un décryptage rapidement.

Ces deux arguments sont corrects : il est difficile de produire des chiffres fiables dans l’urgence et d’autre part, après l’heure, c’est plus l’heure. Le téléspectateur a décroché, est passé à autre chose.

FACE A LA GUERRE DE L’INFORMATION, IL FAUT TROUVER DE NOUVELLES ARMES

Mais, le problème, c’est que nous sommes confrontés à une asymétrie de moyens entre politiques et journalistes. Du côté politique, nous avons une armée de communicants et de petites mains tout droit sortis de Science-Po qui préparent les interventions des politiques au millimètre près. Ces aides de camp des « spin-doctors » sont chargés d’exhumer la vieille étude slovène ou bulgare que personne n’a lu, mais qui prouve avec certitude son propos. Les OGM tuent, les OGM sauvent des vies, les OGM sont sans aucun effet…

La préparation ou le niveau de spécialisation du journaliste qui interroge le politique n’y change rien. Buffalo Bill n’a aucune chance face à Billy the kid, car l’important c’est de dégainer le premier. Nul ne saurait tout savoir, donc le journaliste est condamné à se taire ponctuellement sur les points qu’il ignore et à laisser passer le mensonge.

Or, si la vérification-correction a lieu le lendemain sur un autre support, nous sommes quasiment sûrs que la moitié au moins des téléspectateurs ne la verra pas. Il faut donc trouver un moyen de réintroduire la vérification DURANT le programme.

Par ailleurs, les journalistes, aussi forts et préparés soient-ils, ne sont pas de taille à affronter des professionnels de la politique, rompus à la langue de bois, à la mauvaise foi éhontée, au cynisme le moins scrupuleux. Ou en tout cas, ils ne sont pas assez préparés. C’est ce que montre bien l’excellent article de Cédric Mathiot du blog Désintox de Libération. Lui, recommande d’ailleurs d’inverser la charge de la preuve et de confronter les politiques face à leurs mensonges et contradictions, comme le fait Jean-Jacques Bourdin sur RMC. Il n’est pas juste que les journalistes subissent simplement, ils doivent aussi mettre le doigt là où ça fait mal.

Quant au temps nécessaire à la vérification, c’est un point essentiel. Il ne faut évidemment pas se précipiter et prendre le temps qu’il faut. Mais, on peut déjà dire que les grosses erreurs racontées en 2007 par Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal auraient chacune pu être débusquées en moins de 20 minutes. C’est déjà ça !  Ce point de vue est confirmé par Bastien Hugues (FranceTv info), Samuel Laurent (le monde.fr) ou encore Thomas Legrand (France Inter) qui ont fait l’expérience de ce fact-checking à chaud sur les déformations les plus grossières.

Cette première vérification est complémentaire d’une analyse ultérieure des questions plus complexes, comme par exemple : « c’est la dérégulation financière progressive des années 80 qui est responsable des crises actuelles. »

JOUER COLLECTIF, UTILISER LES NOUVEAUX SUPPORTS, REPENSER LES EMISSIONS  POLITIQUES

Il est important de pouvoir aligner la même armée que ceux d’en face. Et pour cela, il faut recourir à  la communauté, en particulier à celle qui s’exprime sur Twitter et qui regorge d’experts : avocats, assistants parlementaires, sociologues…

Le journaliste omniscient qui fait son travail tout seul est dépassé. Il doit pouvoir s’appuyer sur les autres, tout en restant le chef d’orchestre, afin de faire le tri des informations qu’il reçoit. Exactement comme Andy Carvin l’a fait pour la NPR lors des révolutions arabes.

Après l’heure, c’est plus l’heure me dit-on ? Tant pis, on s’es fait avoir, zut, on aurait du mieux se préparer. C’est une bonne démarche et le journaliste doit devenir de plus en plus expert et la télévision recourir à des chefs de rubrique et non plus à des présentateurs (ce qu’elle fait de plus en plus sur France 2 en tout cas). Mais cela ne suffit pas, car on ne peut être préparé à tout, comme je l’explique plus haut.

Le packaging de l’info par @owni, une bonne illustration…

La solution tient à la scénarisation des émissions de télévision. Rien n’empêche qu’on se réserve le droit, en fin d’émission de faire un bilan des imprécisions, erreurs relevées pour chaque candidat. Cette séquence serait, je gage, même la plus suivie, si elle est habilement « packagée ». En citant à l’antenne les contributeurs qui auraient débusqué des bêtises ou aidé à trouver la source pour vérifier l’info, on fidéliserait comme jamais. On intéresserait peut-être même bien des citoyens à cette chose publique dont ils se sentent dépossédés.

Et on pourrait alors appeler les téléspectateurs à retrouver les vérifications pas encore terminées sur le site, plus tard. Avec pourquoi pas, l’inscription à des alertes pour chaque point douteux ou tous… Voilà qui permettrait d’allier audience, fidélisation, qualité et continuité de service. Cela me semble une piste intéressante à creuser.

Enfin, il y a aussi le second écran, cher à mon ami Erwann Gaucher. Rien n’empêche qu’on diffuse sur sa tablette ou sur mobile des informations contextuelles qui enrichissent la compréhension du débat : fiches pratiques, encadrés, et pourquoi pas corrections sur ce qui a été dit…

Une piste évidemment intéressante, mais qui présente l’inconvénient d’être socialement discriminante. Qui a les moyens aujourd’hui de s’acheter une tablette ? Qui aura le réflexe de lancer une application pour en savoir plus ? Les catégories sociales les plus favorisées, comme le rappelle justement Denis Verloes (TV5 Monde)

Quoi qu’il en soit, il est impératif que la télévision publique s’adapte aux nouvelles méthodes politiciennes de manipulation médiatique. De tels dispositifs permettraient même sans doute de s’en passer.

C’est par sentiment d’impunité et pour le gain politique sans risque que la fiabilité de la parole politique s’est dégradée. Rétablir une forme de bâton (s’il est suffisamment visible) peut suffir à dissuader les abus de com’. Et cela contribuera à revivifier l’intérêt des citoyens pour la politique, tout comme le Petit journal y contribue indirectement (quand il ne bidonne pas lui-même).

Cyrille Frank

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Crédits photo en CC via Flickr © scpgt  / kalieye / angelrravelor

13 commentaires sur « Non, le fact-checking en télé n’est pas un gadget, c’est un impératif citoyen ! »

  1. Débat intéressant Cyrille. A l’heure du transmedia et du commentaire télé en live-blogging, pourquoi ne pas avoir une petite équipe de journalistes en coulisses, éventuellement épaulée par du crowdsourcing, pour vérifier en quasi direct les dires des intervenants et insérer les résultats en ticker à l’antenne et sur les réseaux sociaux, quitte à ce que le présentateur fasse une mise au point, repose une question à l’intervenant ou le mette face à ses contradictions? – de com et + de journalisme!

  2. Bonjour Denis,

    Exactement ! C’est une modalité également d’interaction : le ticker et comme tu dis, l’émission doit pouvoir offrir un temps où l’on revient vers le sujet initial. on le fait bien pour du direct : « on me glisse dans l’oreillette que les chiffres évoqués par Monsieur le ministre sont inexacts… »

    Nous sommes tout à fait d’accord 🙂

  3. Merci Cyrille de relancer le débat autour de l’info TV.
    La question est d’importance, dans la mesure où c’est une info qui va très vite et où l’intégration d’info « manipulée » au sein d’une démonstration articulée peut avoir beaucoup d’impact sur les téléspectateurs… et faire pencher la balance au niveau de l’opinion publique.
    J’aimerais rajouter 2 idées à cet article:
    1/ la TV reste le média qui diffuse le plus d’émotion et laisse le moins de place au sens critique (car associant des images et du sens)
    2/ le terme qui désigne l’audience de la TV est « téléspectateur » ; le spectacle est donc inhérent à ce medium (en latin, spectaculum signifie ce qui attire l’intérêt, éveille sentiments et réactions – http://www.cnrtl.fr/etymologie/spectacle) où information et émotion sont intimement réunies.

    1. C’est moi qui te remercie Jean-Pierre de venir poursuivre la discussion ici 🙂

      Oui, La télévision est sans doute le media le plus émotionnel, pour la raison que tu dis : la puissance immédiate de l’image qui imprime l’affect, directement et de manière souvent inconsciente.

      Mais il n’y a là aucune fatalité. C’est aussi un média extraordinaire pour apprendre, voyager, découvrir de nouvelles idées… A nous de reprendre le contrôle des supports quels qu’ils soient. Surtout quand on les finance via redevance…

      A très bientôt (pour un déj’) à l’oukaze

  4. Bonjour Cyrille, visiblement j’ai manqué une belle discussion sur twitter. Je suis assez d’accord avec…tous les points de vue! Difficile à faire en TV, des journalistes qui devraient être mieux préparés… mais surtout avec ta proposition « on pourrait alors appeler les téléspectateurs à retrouver les vérifications pas encore terminées sur le site, plus tard. » Je suis d’autant plus d’accord que j’avais fait une proposition similaire il y a maintenant2 ans…sans rencontrer beaucoup d’échos en interne ;^( http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2010/11/18/2309828_contredire-les-politique-en-direct-ou-la-soumission-au-temps-reel.html

    1. Merci Pascal, oui le genre de discussion enflammée entre 8h15 et 8h30 avant de partir au boulot 🙂

      Je suis bien conscient que ce n’est pas facile à faire, mais quand on regarde la télé dans plusieurs pays, on se rend compte qu’il y a une énorme créativité possible, si l’on ose tout simplement. Aux Etats-Unis, au Japon par exemple, ça regorge d’idées. Je suis persuadé que le problème en réalité est d’ordre politique et tient à la connivence médias/politiques et toujours cette tutelle sur le service public ! J’espère qu’avec les chaînes Youtube/Dailymotion et autre Hulu / Netlix, ces carcans vont exploser, n’en déplaise aux censeurs politiques français de droite comme de gauche : http://owni.fr/2012/10/25/on-acheve-bien-les-dinosaures/

      De toutes façons, difficile ou pas, il faut évoluer vers cela, pour notre démocratie !

      Excellent ton article, qui est totalement en écho avec celui que j’avais pondu en 2010, en plus complet et plus précis. Je l’ajoute à l’article 🙂

      1. Merci Cyrille. Je suis quand même inquiet du peu d’impact qu’a le fact checking. J’ai lu qu’aux States (je n’ai plus la référence en tête), les électeurs percevaient les « vérifications » comme de la presse d’opinion!! Et quand on voit à quel point les politiques continuent à asséner parfois des contre vérités absolues, on peut se demander si le web qui a permis la diffusion de la contre info, n’a pas aussi trop amenuisé la confiance dans les médiateurs pros.. C’est une vraie question pour moi,j’en perçois es effets tous les jours.
        P.S. as-tu lu les échanges avec Narvic (regretté sur twitter !) dans les commentaires de mon billet sur le Post ?

      2. Intéressant ton point sur l’assimilation du fact-checking à du commentaire, car de fait c’est aussi un risque. il faudrait d’ailleurs que je complète ce papier avec une petite nuance : le choix de l’objet de son attention, de sa vérification est en soi, une forme de prise de position. Même si je préfère de bcp celle-ci au mensonge pur et simple, il y a toutefois une forme de prise de position.

        Je suis d’accord avec Emmanuel Torregano qui se méfie de l’illusion de la vérité et de la transparence. Mais comme on le sait tous les deux, c’est dans l’équilibre des coups, que l’on établit la confiance. Si on vérifie toujours du même côté, ça ne tient plus…

        Je ne crois pas que le web soit responsable de cela. La télé connivente, les relations incestueuses entre journalistes et politiques, voilà ce qui tue la confiance. Il suffit de voir le message que j’ai diffusé dans mon papier sur les aides à la presse (un message viral par mail incroyable qui dénonce la collusion journalistique).

        Non, pas vu messages Narvic. En effet il nous manque, et sur mon blog aussi qu’il venait commenter autrefois.

  5. Le journaliste ne dit que sa vérité. Le factchecking est une invention du nouveau positivisme… Il appauvrit. Je sais c’est dur, mais c’est ainsi.

    1. Salut Emmanuel,

      Tu nous ferais pas une petite crise de relativisme absolu ?

      Je ne vais pas te contredire sur la notion de vérité « relative », j’ai moultes fois défendu ce point de vue. Toutefois, soyons concret. Quand un chiffre est faux, il est faux.

      Cela ne changera pas le problème de l’objectivité impossible du journaleux et de la transmission d’opinions par la bande (y compris via le fact-checking).

      Mais ça évitera les mensonges les plus éhontés. C’est un début…

      Ceci dit, tu fais bien d’émettre cette restriction, j’en prends bonne note et j’apporterai un correctif à ce papier.

      A++

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