Journalistes : non, les questions des « gens » ne sont pas sales !

Un petit débat a agité cette semaine ma TL (chronologie en bon français). Une fois n’est pas coutume, l’enjeu de la question m’a poussé à prendre plume pour apporter mon grain de sel.

En début de semaine un jeune journaliste s’insurge violemment contre le Monde :

Après investigation d’un des journalistes du lemonde.fr, l’indigné du jour s’explique : c’est la une du Monde « les homos sont-ils de bons parents » qui a déclenché son ire et sa comparaison godwinienne.

Suit un échange d’arguments entre les deux journalistes sur le caractère choquant ou pas de ce titre (commencer par le tweet du bas) :

En somme, le  journaliste à l’origine du tweet moqueur, trouve le titre du Monde racoleur et pire, il estime que le Monde légitime ainsi une question qu’il considère comme discriminante à l’égard des homosexuels. Ségolène Royal utilisait le même argument quand elle usait du : « m’auriez-vous posé la question si j’étais un homme ? ».

Le journaliste critiqué lui répond que la question est celle que les gens se posent :

Intervient alors une 3e journaliste qui, justement, critique le fait qu’on pose les questions des « gens »  :

Là, je me dis que ce débat est symptomatique de la fameuse fracture sociale dont Jacques Chirac, en son temps, a fait ses choux gras. Et à bien y réfléchir, il traduit un éloignement culturel croissant entre les élites et le peuple. Mais revenons aux arguments.

LÉGITIMATION D’UN FAUX PROBLÈME ?

Donc le Monde, journal de référence, ajouterait aux arguments des opposants à l’adoption des homosexuels : en posant la question, il sous-entendrait qu’il y a matière à s’interroger. Ce serait comme de demander si les juifs sont de bons citoyens (cf tweet ci-dessus).

Le problème, c’est que la question préexiste à sa formulation. C’est en effet le principal argument invoqué par les opposants à l’adoption des homosexuels. Nul besoin du Monde pour légitimer ou pas ce point de vue. Ce serait lui accorder un pouvoir d’influence bien supérieur à celui qu’il détient.

Secondo, on ne peut juger la question sans regarder la réponse, qui était pour le moins équilibrée. Il ne s’agit pas d’une question rhétorique à la manière de TF1, à laquelle on ne répond pas vraiment, mais qui donne la clé de décryptage du reportage qui suit. Ex : les banlieues sont-elles une zone de non-droit ? Ici, le Monde s’efforce de répondre à la question qu’il pose, avec des arguments et des éléments factuels.

RACOLAGE ACTIF ?

Le Monde verserait dans le racoleur en posant les questions de « monsieur tout le monde ».
C’est cet argument qui a motivé ce billet, parce qu’il est pour moi révélateur d’un manque d’écoute d’une partie des journalistes vis à vis de ses lecteurs. Et cela m’alarme d’autant plus quand cela vient de la nouvelle génération.

J’écrivais récemment que la meilleure façon de convaincre quelqu’un est de commencer par l’écouter. Et la première étape de cet effort d’écoute, c’est de formuler les questions du lecteur/téléspectateur et non pas celles du journaliste. Combien de fois ai-je enragé devant mon téléviseur à voir les sentencieux Duhamel ou Elkabbach poser et reposer des questions de politique polititienne dont personne n’avait rien à f…, et dont ils savaient à l’avance qu’ils n’obtiendraient pas de réponse : « allez-vous vous présenter ? Allez-vous rejoindre untel ?… »

« Les questions ne sont jamais indiscrètes. Mais parfois les réponses le sont. » disait Oscar Wilde. Je dirais, pour le plagier, qu’il n’y a pas tant de questions stupides, que de réponses ineptes.

Il est vrai que poser une question, n’est pas un acte journalistique neutre. Poser un débat comme majeur quand il n’est qu’anecdotique est une façon d’orienter l’opinion. « Les parents homos sont-ils surtout des bobos ? » n’est pas une question que se pose la majorité. C’est donc une opinion déguisée, dont on va lire les arguments dans le papier.  C’est pourquoi, le choix de la question est délicat : il faut qu’elle corresponde à une vraie interrogation. Et qu’on y apporte une vraie réponse. Rien de pire que de frustrer le lecteur en ne répondant pas à son besoin d’information.

ELITISME ET ESPRIT GRÉGAIRE

Mais derrière le rejet de cette question, il y a bien plus. Il y a une condamnation de la bêtise populaire supposée. On ne va quand même pas se faire le relais, même indirect, d’un point de vue aussi stupide. Cette posture condescendante me choque. Cela suppose qu’il n’y a d’abord aucun doute possible sur la question, ce qui est loin d’être le cas. Il faut garder son esprit critique et douter le plus possible, y compris des points de vue consensuels (dans son milieu en tout cas).

Ensuite, cela suppose que le populaire est tellement idiot qu’il n’est même pas fichu de formuler bien le problème. On ne va pas s’abaisser à reprendre ses mots, ce serait dégradant pour le journalisme et pour la « bonne information ». Erreur majeure de pédagogie ! Quand un élève ne comprend pas la théorie des ensembles, que fait-on ? On prend un paquet de billes et on lui montre concrètement les choses, à partir de son expérience sensible. Si l’on veut transmettre cette information, il faut changer de registre et aller sur son terrain de jeu, à lui. Les journalistes, s’ils veulent s’adresser au plus grand nombre, doivent faire la même chose !

Enfin, il y a derrière le rejet de la question une forme de communautarisme élitiste. On ne pose pas ces questions malséantes entre personnes de bon milieu. Ou comment générer du politiquement correct et de l’auto-censure au kilomètre. Par mimétisme social et souci de plaire à son environnement homogène, on bride sa pensée. On s’interdit de réfléchir aux questions qui font l’objet d’un consensus dans son groupe d’appartenance. Cela ne développe pas la curiosité, ni la réflexion, deux qualités utiles pour des journalistes.

Cyrille Frank

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Crédit photo ©andrewmorrell via Flickr

10 commentaires sur « Journalistes : non, les questions des « gens » ne sont pas sales ! »

  1. 2 questions :

    Les Juifs homos font-ils de bons parents citoyens ?

    Comment trouves-tu ces photos sompteuses pleines de couleurs ? (tout ce que j’aime ) 🙂

    En fait il y a une troisème question que je me pose c’est « sont ce des billes ou des bonbons? » Et une quatrième : si ce sont des bonbons quel gout ont elles chacune? Y a t’il un rapport goût/couleur ou ont elles toutes le même gout?. Dernière question. les journalistes sont ils des billes ?

    Sinon, je n’aime pas non plus la manière qu’a ElKabbach d’interroger ses invités à la radio sur Europe 1 le Dimanche matin. Ils sont souvent coupés quand ils s’apprètent à répondre à une question intéressante ou quand ils sortent du schéma classique d’une interview politique (tel que Elrabbache l’entend, j’entend)

    La première question c’était pour rigoler, hein?! Ne faisant pas partie de l’élite et n’étant pas directement impliqué , j’avoue que j’ai beaucoup de mal à m’intéresser à cette question et encore plus à donner un avis.

    Je préfère m’intéresser aux billes de couleurs, parce que la couleur c’est « l’avis » . Peut être que je lirais le monde si un jour ils mettent en couverture des photos aussi jolies et colorées 🙂

    1. Hahahaha,

      Pas mieux !

      Si, tu fais partie de l’élite culturelle, sinon économique, n’en déplaise à ta proverbiale humilité 🙂

      Elkabbach (avec deux b, je vais corriger) c’est ce qui se fait de pire comme journalisme faussement impertinent et foncièrement complaisant. Je me rappelerai deux moments :

      1- Quand il a avoué s’être fait avoir par Mitterrand qui l’a reçu sur son lit de mort pour une interview délicate. Le journaliste devait poser au président des questions dérangeantes sur Bousquet, sa francisque, et son silence sur son état de santé durant la campagne pour sa réélection.

      L’entretien a tourné au panégyrique sur le courage d’un grand homme face à la maladie. Des années après la mort de Mitterrand, Elkabbach ne regrettait rien…

      2- Quand il a voulu se défausser de sa responsabilité dans la divulgation du décès anticipé de Pascal Sevran, sur son équipe. http://lesactualitesdudroit.20minutes-blogs.fr/archive/2008/05/10/affaire-pascal-sevran-virez-elkabbach.html Un grand moment de courage et de rectitude morale.

      S’il n’y avait que ces deux exemples, ils suffiraient à donner une bonne idée du personnage. Il y en a hélas beaucoup d’autres…
      http://www.acrimed.org/article3868.html

      PS : moi zossi j’adore les couleurs, et j’en trouve sur Flickr, à foison !

      A bientôt camarade (IRL ?)

      1. Oui tu m’as démasqué, je fais partie de l’élite culturelle de mon HLM parce qu’un jour en essayant de dépanner la TV de ma voisine j’ai répondu à une question de qui veut gagner des millions: »quel est le plus gros poisson du monde » (B: le requin pèlerin ). C’est sans doute aussi parce que j’avais « réparé » sa TV. En fait, j’ai atteint le rang de Dieu pour les personnes agées de mon HLM, je répare les TV (mais je suis un imposteur, je ne fait que lire les modes d’emplois et appuyer sur les boutons de manière empirique et systématique).
        Quand à l’élite économique, peut être un jour, si je gagne à l’Euromillion. Mais en attendant je sais compter appliquer une règle de 3 et je connais une formule magique  » tout est relatif » . Avec ça je suis paré pour me défendre face aux spéculations élitistes et incantatoires (à force d’aligner des mots on arrive au bout des phrases).
        Pour l’humilité je citerai le wiki de Gandhi : « Cultiver l’humilité revient à cultiver l’hypocrisie. L’humble n’a pas conscience de son humilité. »
        Comme Gandhi, ce grand petit homme, Je suis peut être humble mais je n’ai pas conscience de mon humilité . Tu noteras que je me compare à Gandhi, en toute humilité. C’est la que ça devient compliqué, comment je peux être humble en me comparant au grand Gandhi. (surtout que je suis probablement plus grand que lui ( 1,79m) )

        Par contre pour El Rabbache j’ai lu les liens et ça confirme le sentiment que j’avais. (Je le sens pas ce type).
        J’ai noté qu’il faisait partie de ce bel exemple d’opposition élite/population qu’est le « club du siècle ».

  2.  » à force d’aligner des mots on arrive au bout des phrases. »

    ‘gnifik! Je pique honteusement, ainsi que la formule (héhé) de Wilde… un vrai laborantin celui-là.

    Tout ça me rappelle une scène du film de L’Affaire Drefyus d’Yves Boisset.
    Belle coïncidence, l’entité collective qui assène la formule en question est « La Grande Muette ».

    Que dit-elle devant la question indiscrète?

    LA QUESTION NE SERA PAS POSÉE

    Dans une inversion non seulement du sens de la logique, mais également du temps. Ben oui, ils auraient pu se contenter de « la question n’a pas été posée », ou « la question est con », ou « chat! »…

    Autant je trouve sain que quelqu’un surtout un professionnel puisse faire le rapprochement avec autre chose, car il y a légèrement « ensemble commun » – les histoires de Godwin c’est à double tranchant et jamais simple ; en l’occurrence ici les deux propositions se ressemblent, comme de loin un dauphin ressemble à un requin, mais sans être aucunement équivalents ou permutables.

    Autant le fait qu’on fasse ce rapprochement en brandissant une épée de Damoclès de lèse-blasphème est terrifiante. Les antibiotiques c’est pas automatiques, paraît-il, un jour le remède est pire que le mal…

    Au bout d’un moment, une pensée qui ne doit aller que dans des couloirs de vol de plus en plus étroits – « c’est comme ça et pas autrement », on revient à la dictature du surmoi, et au final on n’a fait que troquer le surmoi des anciens contre le surmoi des modernes dans une querelle dans la caverne…

    Au bout d’un moment ce n’est plus un couloir de vol mais du vol de couloir.

    J’appelle ça de « l’infradoxal »… ® 😉

    Tiens, une formule chopée à l’instant par hasard et qui reprend une formulation que j’ai depuis longtemps…

    « Devenir adulte, c’est apprendre à vivre dans le doute et à developper, au travers des expériences, sa propre philosophie, sa propre morale. Éviter le « prêt-à-penser ». » Hubert reeves

    Il rejoint Jaurès:

    ■ « Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mon d’un regard tranquille ; c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense.

    ■ Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de noire bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »

    Jean JAURÈS, Discours à la Jeunesse

    Donc – la question sera posée. Et nous sommes ouverts aux réponses.

  3. En fait je devrais appeler ça de l’hyperdoxal, pas de l’infradoxal.
    Comme une éléphantiasis de la doxa… inflammation à tout le moins.

    Prisonniers des valeurs du ici et du maintenant. Bref, de l’accident de la naissance. Ca rappelle la chanson des clochers de Brassens, « La chanson des gens qui sont nés quelque part »…

    « Ils plaignent de tout coeur les malchanceux
    Les petits maladroits qui n’eurent pas la présence
    La présence d’esprit de voir le jour chez eux »

    Toujours Us and Them comme disait Pink Floyd… on écoutera ladite chanson (de Brassens) en se rassurant de n’être pas un péquenot. Ben oui mais on est un bon ptit copié-collé de son village, quand bien même le village en question est une capitale du grand chelem London-Paris-NY-Berlin… on a présenté patte blanche, on correspond au sociotype.

    Rien n’est simple.

  4. Bravo pour cet article !
    Quand les journalistes s’autocensurent dans ce communautarisme élitiste, je ressens cela comme une violence symbolique faite aux gens.
    J’adhère à 100 % et je le partage !

    1. Merci Bénédicte !

      J’avais bien le sentiment que ce sentiment était partagé, votre partage et les nombreux autres semblent prouver que je n’avais pas tort 🙂

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