Le « data-journalisme » ne va pas tuer les journalistes, enfin, pas tous…

Nicolas Kayser-Bril au Figaro le 18 janvier 2013
Nicolas Kayser-Bril au Figaro le 18 janvier 2013

 

Le « data-journalisme », plus qu’un mot à la mode, n’est pas non plus la solution miracle aux problèmes de monétisation de la presse. Cette innovation bouleverse les métiers et contraint les rédactions à plus de polyvalence et de collaboration.

Nicolas Kayser-Bril animait vendredi 18 janvier une conférence au Figaro présentant le data-journalisme et sa présentation a suscité intérêt, scepticisme et crainte tout à la fois. Des réactions qui résument assez bien la palette des sentiments qui émergent quand on évoque le « journalisme de données ».

Mais, avec le « journalisme de données », de quoi parle-t-on exactement ? Ce n’est pas de l’infographie, même si elle peut s’appuyer sur ce mode de représentation pour gagner en lisibilité et agrément.

Ce qui est différent c’est l‘interactivité de l’information et la possibilité de naviguer dans le contenu pour y puiser ce qui nous concerne ou nous intéresse personnellement. Dans l’exemple ci-dessous, qui montre la densité de chômage par canton allemand depuis 2005, le lecteur a la possibilité d’indiquer son propre canton, dans la première zone de saisie. Le graphisme est au service de la lisibilité, car il permet de saisir immédiatement deux tendances : la nette amélioration de l’emploi pour une vingtaine de cantons. Et la forte disparité régionale, puisque les cantons du bas de l’infographie sont encore beaucoup plus clairs.

Die Zeit - Le chômage par canton - Datavisualisation

Lorsque Nicolas présente un graphique représentant l’évolution du championnat belge régional de Huy-Waremme, certains journalistes s’exclament : « mais c’est de l’infographie ! La presse papier en fait depuis 20 ans ! »

De fait, cette série de courbes n’a rien de révolutionnaire, même si la réaction des journalistes aguerris du Figaro témoigne d’un agacement perceptible vis à vis d’une jeune garde qui prétendrait leur en remontrer. Combat symbolique classique des Anciens contre les modernes…

Ce qui change, c’est le choix de ce mode de représentation pour illustrer un championnat de football. Et la raison à cela : montrer le tournant du 15 septembre qui change l’inflexion des courbes pour deux équipes. Reste à expliquer le comment (récit traditionnel des rencontres) et le pourquoi (blessures des buteurs, fatigue de fin de saison, manque de motivation etc.) qui conservent toute leur importance.

Datavisualisation sur DataWrapper par Nicolas Kayer-Bril
Datavisualisation sur DataWrapper par Nicolas Kayer-Bril

C’est aussi la vitesse et la facilité avec laquelle ce graphique a été crée qui fait toute la différence et là, quelques dents dents commencent à grincer.

 

UN BOULEVERSEMENT DES MÉTIERS

« Avec cet outil, n’importe qui peut faire cela très rapidement ». La phrase de NKB fait son petit effet et suscite quelques commentaires ironiques dans la salle : « c’est l’annexe de l’ANPE ici ! ».
Un infographiste prend la parole pour contester ce point : « la mise en page et l’agencement de la titraille n’a pas été faite par un journaliste ! ». En effet, confirme NKB, les journalistes ne remplacent pas les graphistes, mais l’automatisation de leurs tâches les plus ingrates, permet de se concentrer sur celles à plus forte valeur ajoutée.

Bonne nouvelle : cela va donner l’occasion aux  graphistes de se concentrer sur la conception de l’univers artistique qui abritera le graphisme, ou pour les journalistes de creuser l’analyse et l’enquête explicative. Mauvaise nouvelle en revanche pour ceux qui se contentaient de compiler des chiffres ou des faits. Eux, vont en effet se retrouver au chômage. Côté journalisme, ce sont des outils comme Summly (racheté par Yahoo) ou Automated Insights qui permettent de générer automatiquement des résumés d’articles, des comptes-rendus de rencontres sportives ou des bilans financiers…

Cette question est inhérente à l’innovation technologique qui induit des adaptations permanentes. Le gaz de rue a mis les vendeurs de cierges au chômage, l’électricité a fait disparaître les allumeurs publics de becs de gaz… Mais au passage, quelques emplois plus qualifiés (et plus tertiaires) se sont créés : ceux qui installaient les lignes, ceux qui enregistraient les abonnements… Et surtout, le confort global de l’humanité s’est accru et certains métiers difficiles ont heureusement disparu, comme les enfants pousseurs de wagons dans les mines. La tentation du « c’était mieux avant » fait bon compte de ces générations sacrifiées ou vivant dans des conditions de vie dures, y compris pour les classes moyennes de l’époque.

Le problème est qu’il faut engager les moyens d’une reconversion et ne pas abandonner des gens peu qualifiés (comme les Corons du nord de la France ou les ouvriers métallurgistes), mais les journalistes et infographistes, sont loin de ces profils en péril.

UN CHANGEMENT D’ORGANISATION

A travers l’examen d’outils comme Excel, Google Refine ou Fusion Tables, les journalistes réalisent qu’une grande partie du travail consiste en du traitement de données, du nettoyage de fichiers, de la manipulation technique d’outils web. Ils découvrent même avec effroi l’usage du code informatique pour aller plus vite et réaliser certaines opérations de tri : [cells (« dep »).value(0) + cell etc.].

Immédiatement, se pose la question de qui doit faire ce travail. On sent bien que certains ne sont pas enchantés à l’idée de devoir s’atteler à pareil exercice, très loin de leurs goûts et leur culture.

Pas de réponse univoque. Cela peut être le journaliste geek et bidouilleur qui prend plaisir à entrer lui-même dans les données. Ou bien ce travail peut être dévolu à des data-analystes, pourquoi pas issus du rang des documentalistes, déjà formés à la recherche et au traitement des données. Ou bien, il peut s’agir d’un spécialiste du traitement des données recruté pour cela spécifiquement, comme Alexandre Léchenet, ancien d’OWNI embauché au monde.fr, ou Marie Coussin, également d’OWNI qui a rejoint les rangs d’ASK Media (société que j’ai co-fondée).

Mais déléguer la création de ces contenus à une seule personne présente le risque pour l’entreprise de ne pas thésauriser de savoir-faire et de voir ce dernier s’évanouir, lorsque le spécialiste choisit d’autres horizons. Par ailleurs, les profils à la fois journalistes et un peu informaticiens sont assez rares, même s’ils sont amenés à l’être de moins en moins, à mesure que les écoles se forment à la programmation informatique, à l’instar de l’école de journalisme de Science Po ou de l’excellent Ouest MediaLab de Nantes qui lance le projet collaboratif HybLab, inter-écoles.

LES LIMITES DE LA POLYVALENCE

Par ailleurs, si l’utilisateur d’un data-visualisateur de type Datawrapper est vraiment à la portée de tout le monde, il en va autrement d’Excel, de la programmation informatique ou du graphisme. On peut bidouiller un peu pour voir comment cela fonctionne. On peut utiliser des thèmes tout faits, mais dès que l’on veut gagner en impact, des graphistes ou des développeurs s’imposent.

Nul ne saurait savoir tout faire bien et il faut, à un certain niveau de qualité requis, se spécialiser à nouveau. Le temps des « défricheurs-bidouilleurs » est compté, dès lors qu’un modèle d’affaire émerge et nécessite de la productivité et de la qualité. Je connais un peu le html, Photoshop et les CSS. Mais je mets une heure à monter une page web, quand un webmaster prend 20 minutes. A chacun son domaine de compétence et de création de valeur maximale. Une question cyclique qui se pose à chaque phase d’innovation, comme l’illustre le schéma ci-dessous :

Le cycle de l'innovation ©Cyrille Frank - Médiaculture.fr
Le cycle de l’innovation ©Cyrille Frank – Médiaculture.fr

Il devient donc de plus en plus essentiel d’apprendre à travailler en collaboration avec d’autres métiers, et de comprendre le travail de l’autre. C’est la raison pour laquelle, il faut mettre les mains dans le cambouis, au moins une fois. Pour saisir la logique et les contraintes auxquelles sont confrontés les graphistes, les développeurs ou le data-analyste…

« Comment ça trop long mon texte ? Mais je peux pas dire les choses en moins de 500 signes ». Si, il va bien falloir, si on veut faire tenir le graphisme en 1024×768 pixels.

« Mais pourquoi ne peut-on pas réutiliser les jpeg dans l’infographie ? » Ah oui, c’est redimensionné automatiquement en html 5 ? Lapin compris…

SE RECENTRER SUR SON COEUR DE MÉTIER : LA VÉRIFICATION ET L’ENQUÊTE

Le journaliste est le mieux placé pour repérer certaines choses, parce qu’il a la culture nécessaire ou l’esprit critique vissé au corps. Une fois passé le choc visuel du tableau Excel, il peut apprendre à lire entre les lignes pour émettre des hypothèses. NKB prend l’exemple du fichier des accidents de la circulation du ministère de l’Intérieur.

Une fois localisés les accidents par zones géographiques, il constate que les accidents plus graves ont lieu en dehors des villes. Ici commence le travail d’enquête et d’analyse journalistique pour comprendre la raison de ce phénomène. Y a t-il réellement moins d’accidents, ou seulement moins d’accidents déclarés ? En ville, ce sont les administrés qui doivent le faire et pour éviter de perdre leur bonus d’assurance, il ne le font pas toujours, à la différence des zones hors agglomération, répertoriées systématiquement par la gendarmerie.

A moins que ce ne soit la présence de zones piétonnes, l’interdiction de rouler à plus de 30, la présence de radars stratégiquement placés. L’analyse des différences en termes d’accidentologie avant et après l’installation des équipements permettra d’en savoir davantage. De même que l’interview d’experts, ou la confrontation avec d’autres études complémentaires.

Le datajournalisme n’est plus un aboutissement, mais un point de départ !

Ce travail de vérification va devenir de plus en plus crucial, à mesure que se développe la diffusion des données. Il faut se méfier de l’objectivité et du sérieux apparents des chiffres. Qui est la source des informations, comment les chiffres ont-ils été obtenus ? Cette question, il faut se la poser systématiquement, même (surtout ?) quand la source est officielle : comme data.gouv.fr

Sans parler de la lutte nécessaire pour l’accès aux informations elles-mêmes que les administrations s’évertuent à cacher, malgré la loi de 1978 sur l’accès public aux données administratives. NKB raconte qu’en dépit d’un feu vert de la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs), le préfet lui avait refusé l’accès aux données publiques qu’il réclamait, l’obligeant à recourir à une action en justice au tribunal administratif, soit un investissement minimal de 3000 euros et beaucoup de temps de perdu. Des contraintes qui l’avaient obligé à renoncer à son enquête et qui témoignent d’une tradition d’opacité de la part des pouvoirs publics.

Ne nous leurrons surtout pas : le mouvement d’ouverture des données publiques nécessitera toujours d’aller réclamer celles qu’on ne nous montre pas.

DATA-JOURNALISME ET PARTICIPATION DE LA COMMUNAUTÉ ?

Le data-journalisme se marie généralement bien avec un autre terme tendance : le « crowd-sourcing » (la foule-source). Si l’on peut s’appuyer sur les milliers de contributeurs pour affiner la connaissance d’un sujet, c’est tant mieux.

NKB cite l’exemple de l’application Mongolia du National Geographic qui propose aux utilisateurs de les aider à cartographier les monuments présents sur d’immenses zones désertiques. L’interface très simple d’utilisation incite les lecteurs à contribuer modestement et rapidement à l’effort collectif.

La question est celle de la fiabilité des informations données par la communauté et là, c’est le croisement des informations satellite et des données de plusieurs utilisateurs qui va permettre de trier le bon grain de l’ivraie. A cet endroit, une route passe, pas possible d’avoir un monument. Ici, trois utilisateurs différents ont indiqué un pont, l’information est validée. Certaines données seront vérifiées sur le terrain au cours d’une expédition, mais le travail aura été préparé en amont.

Après, se pose le problème de la publication ou non de certaines données publiques, comme le montre la polémique récente sur la publication par The Journal News, près de New York, de l’identité des possesseurs d’armes à feu, suite au massacre de Newtown. Une question éminement culturelle sur l’équilibre entre droits concurrents : vie privée versus droit à l’information.

QUEL MODÈLE ÉCONOMIQUE POUR CES CONTENUS ?

C’est la question qui cristallise les critiques, car ce nouveau mode de production de l’information coûte cher à produire et n’est pas rentable en soi. Le Guardian, souvent cité en exemple en matière de datajournalisme, accuse de lourdes pertes liées au numérique. Toutefois, NKB tient à préciser qu’au journal britannique, ils sont deux et demi à s’occuper de journalisme de données et d’infographies.

Mais il est vrai que si l’on examine le ratio temps passé et rendement publicitaire, le bilan est largement négatif. D’une part, le prix de la publicité s’effondre, et la course au trafic et à la page vue conduit à faire plonger le coût pour mille (CPM) qui atteint parfois 10 ou 20 centimes. A ce prix, une page vue 10 000 fois rapporte deux euros et 100 000 fois (ce qui n’arrive pas tous les jours !) seulement 20 euros.

D’autre part, l’audience ne suit pas l’offre, comme le souligne Emmanuel Torregano, le créateur d’Electron Libre, qui a choisi, lui, de passer au modèle par abonnement payant.

Il y a sans doute certaines infographies trop complexes et des sujets éloignés des préoccupations du plus grand nombre qui semblent difficilement monétisables.

infographie Guardian - armes à feu aux Etats-Unis
infographie Guardian – armes à feu aux Etats-Unis

Mais il ne faut pas oublier non plus que cette rentabilité ne peut se résumer à l’argent généré directement par la publicité. Il y a aussi des facteurs « image » qui doivent être pris en compte, car si le Guardian peut séduire certains annonceurs, c’est peut-être aussi en partie grâce à ces contenus innovants.

Par ailleurs, dans n’importe quel journal, il y a toujours eu des contenus non rentables, tels les reportages de terrain à l’étranger de Paris-Match qui coûtent cher à produire et abaissent la profitabilité de l’éditeur. Cependant, sans ce gain d’image qui permet à un public à hauts revenus de décomplexer son achat d’info people, pas d’annonceurs de luxe pour faire vivre le titre…

La rentabilité en presse est quelque chose qui s’examine de manière globale et de plus en plus en tenant compte de tous les supports de diffusion (presse, web, mobile, tablette, TV…) : ce qu’on appelle le media 360°.

Toutrefois, il est évident qu’on ne peut se contenter de créer des contenus coûteux en espérant que les lecteurs et les annonceurs suivent. Plaire à son lecteur semble quand même un préalable, et il y a des sujets sans doute plus opportuns que d’autres (prix de l’eau en France, la carte des accidents de la route par rapport à l’emplacement des radars…).

Ça tombe bien, ce sont les sujets sur lesquels on travaille chez AskMedia

Cyrille Frank

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17 commentaires sur « Le « data-journalisme » ne va pas tuer les journalistes, enfin, pas tous… »

  1. Article Intéressant, qui me rappele qu’on a déjà supprimé des postes utiles dans les rédactions. Les postes de correcteurs (ndlc et de claviste).

    1. Alix, c’est vrai, ce sont les SR qui sont aussi correcteurs désormais (+ polyvalents) et le clavistes ont disparu : les journalistes tapent eux-mêmes leurs papiers. là je ne vois pas de perte de qualité.

      En revanche la disparition progressive des SR m’inquiète. C’est un poste crucial ! Et on va y perdre forcément en termes de qualité ! Responsabiliser se journalistes ne suffira pas, c’est un métier et un état d’esprit particulier le SR…

      Bref, il faut conserver ces fonctions je crois, car l’économie réalisée serait moins importante que la perte de qualité et d’audience progressive qui pourrait s’en suivre.

  2. Article très intéressant, merci!
    Avez-vous d’autres idées de business modèle pour le datajournalism? Car la publicité et le package d’infos (exemple : reportages à l’international + petites annonces dans un même journal) n’ont pas trop le vent en poupe.
    Quid d’un ‘github’ du datajournalism dans lequel chacun pourrait uploader des données, les convertir, proposer des visualisations directement en ligne, voire des enquêtes plus poussées si le sujet le justifie?

    1. bonjour, c’est une bonne idée de service aux journalistes que me rappelle (dans une moindre mesure) des outils comme Datawrapper ou Many eyes ( de Nicolas Kayser Brill). mais je crains qu’il n’y ait pas de modèle économique là. je crois qu’il faut une kill-app’ qui fonctionne bien d’une part et emmène dans son sillage beaucoup d’autres. par ailleurs, la rentabilité de ces projets tient à la durée. Une fois le travail fait une fois, il n’y a que des mises à jour. c’est la longue traîne qui est rentable… Enfin, il faut se concentrer dans un premier temps sur du pratico-pratique, pour convaincre les gens. on verra après pour de l’international 😉 A très bientôt et merci de votre commentaire !

  3. Article intéressant. Actuellement en reconversion après une bonne vingtaine d’années de journalisme « classique », j’estime qu’il faut s’ouvrir à de nouveaux défis et se former aux pratiques en cours.

    1. Merci Roland !

      Vous avez bien raison, car d’une part, ceux qui seront les plus souples et les plus ouverts disposeront d’un avantage concurrentiel sur leurs collègues d’ici quelque temps. Et d’autre part, le journalisme « traditionnel » reste la base qui est la plus importante, le solfège grâce auquel on peut jouer de tous les instruments digitaux. Vous êtes donc bien placé pour apprendre assez rapidement ce qu’il y a à savoir. Personne ne vous demandera d’être développeur… 🙂

      A bientôt !

      Cyrille

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